CARNET DE BORD

CHAPITRE 4 - DÉSILLUSIONS

carnet de bord chapitre 4 désillusions

Les semaines passent et le camion commence à être bien repéré localement. Mais pour notre narrateur, de nombreux doutes subsistent quant à la pertinence de son projet et sa capacité à en vivre pleinement.

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Depuis quelques semaines, j’ai le vent en poupe : j’ai été qualifié pour la finale d’un concours d’entrepreneurs auquel je m’étais inscrit. A la clé, l’intégration à un réseau d’entreprises qui s’apportent mutuellement des conseils et des affaires et, surtout, la possibilité de m’entourer d’entrepreneurs chevronnés.

Pour être honnête, je ne m’attendais pas à aller en finale. Initialement, je m’étais inscrit pour me prouver à moi-même que mon projet avait un potentiel entrepreneurial : si je parvenais à capter l’attention de mon auditoire, j’aurais la preuve que le camion peut susciter de l’intérêt ailleurs que dans la sphère associative. Je ne m’attendais pas non plus à apprécier les rencontres que j’y ferais : j’étais pétri d’a priori quant aux profils qui composaient ce club. « Ils vont tous me regarder de haut », m’étais-je convaincu en mon for intérieur.

Lors de notre première rencontre, je ne cherchai ni à séduire ni à orienter mon discours d’une quelconque manière : je présentai le projet tel qu’il était, sans fioritures. J’avais alors conscience du décalage énorme qui existait entre ma proposition et un modèle d’entreprise « classique ». Mais le camion fut accueilli avec curiosité et apporta, vraisemblablement, le soupçon d’exotisme suffisant pour m’envoyer en finale.

Je fus surtout étonné de me sentir dans mon élément parmi ces chefs d’entreprise. Moi qui me sens souvent en décalage au sein d’un groupe, même avec des amis, je me sentais bien parmi eux, comme entre pairs. Je savais au fond de moi que je pourrais m’y intégrer, que j’y avais ma place. Je m’y projetais déjà.

Il reste toutefois une étape, et non des moindres : la finale. La jeune femme avec laquelle je suis en compétition possède une boutique en centre-ville d’Escabelle. Elle est installée, son affaire fonctionne (du moins, c’est l’image qu’elle renvoie) et son projet a une portée infiniment plus locale que le mien. L’une des règles du club étant de pouvoir se faire des recommandations, avoir un réseau dans la ville concernée semble une plus-value énorme. Bien que je ne manque pas de contacts, je suis à Escabelle un nouveau : personne n’a donc intérêt à voter pour moi. Elle semble aussi plus conforme aux attentes, elle « passe bien ». A l’inverse, j’ai l’impression que ma marginalité se lit sur mon visage.

A vrai dire, je ne sais même pas comment nous avons pu nous retrouver là ensemble : nos projets sont si différents ! Et nos visions du monde aussi : un combat entre l’ancien monde et le nouveau, diront mes amis.

Je l’emporte pourtant. Quand le verdict tombe, j’ai du mal à y croire. C’est assez paradoxal car je n’avais pas envisagé l’option de perdre – ce scénario ne s’était pas créé dans ma tête. D’habitude, on imagine toujours au moins deux options. J’ai déjà participé à des concours, que j’ai perdus, et en y allant j’étais conscient que j’avais deux possibilités. Là, non. Je n’avais pas envisagé l’option de perdre et pourtant je savais que rationnellement je ne pouvais pas gagner, que toutes les conditions étaient réunies pour que je ne gagne pas. Mais j’ai gagné.

Ce soir-là, un présentateur télé se trouve dans la salle. Après que l’on m’a remis les différents prix, il vient me saluer.

– J’étais sûr que vous alliez gagner. Quand on met un homme face à une femme, c’est toujours l’homme qui gagne. La femme ne sert que de faire-valoir. J’ai voté pour vous, mais je vais aller lui dire que j’ai voté pour elle. Ne faites pas cette tête-là, jeune homme, c’est comme ça que le monde fonctionne.

Il me faut quelques minutes pour assimiler ce qu’il vient de me dire : mais quel connard ! A cet instant précis j’aimerais tout lâcher, rendre mon prix et m’enfuir en courant : et s’il avait raison ? Si j’avais gagné uniquement parce que je suis un homme ? Ou bien parce que mes amis étaient présents ce soir-là pour me soutenir ? Ils étaient cinq : peut-être leurs votes ont-ils fait pencher la balance en ma faveur ? Et si on recomptait sans leurs voix ? Je ne comprends pas comment j’ai pu gagner et les mots du présentateur (que je trouve, avec du recul, parfaitement idiots) ne viennent que souligner les doutes que j’entretiens déjà.

Je ne suis pas le seul à ne pas comprendre : j’apprendrai par la suite que les réactions le soir de ma victoire sont épidermiques. Certains m’ont adoré, d’autres m’ont détesté, mais je n’ai visiblement laissé personne indifférent.

Pourtant, j’ai gagné et je vais, à mon tour, endosser ce costume de chef d’entreprise que je rêve de porter.

*****

Arrivent les premières réunions. J’essaye d’intégrer les règles du groupe le plus rapidement possible – et de m’intégrer, moi aussi, par la même occasion. Je suis heureux d’être là et ma joie est communicative. Mais sera-t-elle suffisante pour faire mes preuves et leur montrer que j’ai ma place parmi eux ?

A présent, je vois cette victoire davantage comme un pari sur moi et mon projet que comme une véritable adhésion. Ils ont misé sur « mon cheval » et je dois maintenant leur prouver qu’ils ont fait le bon choix. Bon… Je ne suis peut-être pas le cavalier le plus rapide, mais je suis travailleur et déterminé.

Très vite, j’enchaîne les rendez-vous et me vois proposer un projet d’envergure : la création d’un concours d’humour dans un bar en centre-ville. Bien que ce type d’évènements foisonne dans la capitale, il n’en existe pas ou peu sur notre département. L’idée est donc non seulement intéressante, mais particulièrement maligne pour une entreprise qui souhaite se développer. Le patron du bar est le gagnant de l’année précédente : c’est un jeune homme ambitieux et vraisemblablement un bourreau de travail. Quand je vois ce qu’il a construit en un an, je ne peux être qu’admiratif. Il a démarré seul et dirige aujourd’hui une entreprise de plusieurs salariés. Il me rappelle, à de nombreux égards, le premier président de ma troupe de théâtre – il y a presque dix ans de cela ! – un réalisateur audacieux qui ne lésinait pas sur les moyens pour parvenir à ses fins.

Il me détaille son idée, la date à laquelle il envisage l’action, le déroulement qu’il imagine… Tout se passe bien jusqu’à ce que je lui donne mon prix. L’évènement est à créer de A à Z et il souhaite me déléguer entièrement la mission, ce qui représente pour moi plusieurs semaines de travail incluant la recherche des candidats, la création du programme de la soirée, la réalisation des supports de communication, la mobilisation des partenaires socioculturels du territoire, l’organisation logistique, l’animation de la soirée… Son visage blanchit d’un coup.

– Dis-moi quel est ton budget dans ce cas.
– Environ deux-cent cinquante euros… Sinon, tu ne peux pas aller chercher des subventions pour organiser cela ?

Cette fois, c’est moi qui blanchis. Quelle ironie du sort ! Dire que j’avais rejoint ce club pour ne plus recevoir ce type de réponses ! Je lui réponds que bien que le camion ait un double statut, c’est en tant qu’entreprise que j’ai intégré le réseau. Par ailleurs, il serait malhonnête de demander de l’argent public pour répondre aux besoins d’un client privé.

Je repars penaud et totalement déconcerté face à ce qui vient de se produire. S’attendait-il vraiment à ce que j’accepte un projet aussi important à un coût dérisoire ? Peut-être n’ai-je pas compris le fonctionnement du club ? Peut-être est-ce normal pour ces chefs d’entreprise de se faire entre eux des cadeaux ? Pourtant, lorsque nous comptabilisons les échanges financiers, ce sont d’importantes sommes qui sont évoquées ! Il y a donc bien de l’argent qui circule : pourquoi circulerait-il pour les autres mais pas pour moi ?

Je n’ai encore été le client de personne mais le jour où je le serai, je ne souhaite pas que l’on me fasse de cadeau. Tout cela me semble normal : ce n’est pas un groupe d’amis, c’est un groupe d’affaires. L’idée est de se soutenir mutuellement et cela passe d’abord par l’acquisition d’une prestation à son juste prix. Ce chef d’entreprise me dit qu’il « aime la culture »… Mais aimer la culture, c’est avant tout lui permettre de vivre, non ?

Quelques jours plus tard, je lui écris cependant pour lui annoncer que j’accepte la mission. « J’ai finalement décidé de t’offrir une partie du travail d’organisation, […] je veux que tu aies un aperçu global du travail que je peux faire sur un évènement comme celui-ci ». Amis lecteurs, ne faites jamais cela. Si quelqu’un n’est pas intimement convaincu de la valeur de votre travail, lui offrir n’y changera rien. Bien au contraire, vous lui apporterez sur un plateau la preuve que vos services ne valent – littéralement – rien.

Ma proposition demeure sans réponse pendant près d’un mois. J’en viens à penser qu’elle ne lui a pas plu et qu’il a préféré organiser l’évènement lui-même. Voilà pourtant que trois semaines avant la date choisie, il me signifie qu’il « va falloir qu’on s’y colle ». Les délais sont à présent serrés et, entre le moment où j’envoie les premiers écrits et le moment où ceux-ci sont validés, il se passe encore une semaine. J’ai donc maintenant quinze jours pour effectuer un travail qui me demanderait normalement plus d’un mois – le tout quasiment gratuitement, puisque j’ai accepté un devis très en deçà de mes attentes. Voyez-vous arriver le problème ?

Durant cette période, il n’est évidemment pas mon seul client et je me retrouve face à un dilemme : dois-je reporter le travail d’un client qui me paie pour donner la priorité à un client qui ne me paie pas ? Je décide de prendre sur moi : il faut que cet évènement soit un succès. Je contacte les structures sociales et culturelles du territoire, services de communication, presse, offices de tourisme, établissements scolaires ; je relaye l’information auprès de tous les partenaires possibles ; j’essaye d’intervenir dans les lycées, les centres sociaux ou directement dans les quartiers pour tenter de dénicher mes comédiens en herbe… Si ce projet peut servir de tremplin à des jeunes mis au ban de la société, il prendra une réelle utilité.

Mais je ne fais pas de miracles : l’échéance est trop proche et je n’obtiens pas les autorisations à temps. Une semaine avant, je n’ai pas encore de candidats. Qu’à cela ne tienne, j’ai un plan B : recruter des comédiens directement dans le public, le soir de l’évènement, et les inciter à venir lire des textes d’humoristes célèbres en échange d’une boisson offerte (par mes soins, pour ne pas entraîner de surcoût pour le bar qui n’avait rien demandé).

Je lui fais part de cette solution, mais n’obtiens aucun retour. Il faut dire que depuis que nous avons commencé, la communication est compliquée : on répond à peine mes mails et jamais à mes coups de téléphone. Trois jours avant le concours, je reçois cependant une réponse : « Ce n’est pas ce que le public attend de cette soirée. Donc nous ne pouvons pas proposer cela. Nous allons tenter de trouver une solution en interne pour sauver la soirée. Sinon nous l’annulerons. »

Est-ce qu’il se moque de moi ? Son message me fait l’effet d’un coup de poignard. Durant les heures qui suivent, mes doigts me démangent et je me sens obligé de répondre.

« Je suis un peu surpris par vos retours car il me semblait que nous étions d’accord pour viser les débutants, voire même les grands débutants (nous parlons bien dans la présentation de l’évènement de « comiques en herbe » !). Donc quand vous me parlez :
– de spectacle ;
– d’attentes différentes du public ;
– le tout sur un ton violent (dire que vous allez « sauver la soirée » sous-entend que « je » l’ai gâchée, ce qui est blessant et injuste) ;
Cela m’amène à me poser des questions sur ce que vous aviez compris de mon travail.

Mon cœur de métier est la médiation culturelle, pas la production de spectacles vivants. J’utilise le théâtre, certes, mais comme un outil pour créer du lien social, faire de l’animation dans les familles ou entre amis, etc… Je n’utilise jamais le théâtre comme une fin en soi et je travaille peu avec des professionnels (et quand c’est le cas, je les paie). Je n’ai pas de « vivier d’acteurs » à disposition (ce que j’ai dit à Laurent par deux fois), et encore moins d’acteurs semi-pros prêts à venir faire un spectacle d’humour bénévolement.

Mon travail consiste à mobiliser des publics là où ils se trouvent pour créer les évènements – ce que j’ai fait depuis quinze jours, sans succès, car comme je vous le disais c’est un travail qui nécessite plus de temps (au minimum un mois avant). De ce fait, ma contre-proposition de chercher des gens dans le public ne me semble pas insensée.

Par ailleurs, je vous rappelle que le devis que je vous ai envoyé et que vous avez accepté détaille précisément le contenu de ma prestation. Ce qui y est noté noir sur blanc correspond bel et bien à ce que j’ai mis en place. Si une des lignes de ce même devis a pu prêter à confusion par rapport à vos attentes, je vous laisse me dire laquelle pour que je puisse la corriger à l’avenir (je vous remets ledit devis en pièce jointe).

En résumé :
– soit il s’agit d’un énorme quiproquo lié à une mécompréhension de mon activité, auquel cas c’est aussi regrettable pour vous que pour moi ;
– soit vous aviez compris ce que je proposais et avez décidé de faire appel à moi tout en sachant que ça ne correspondait pas à vos attentes, auquel cas c’est malsain. »

La leçon du jour : ne tolérer aucun abus, jamais. Celui qui vous marche sur les pieds une fois recommencera si vous ne dites rien. Normalement, celui-là ne réessayera pas de sitôt.

*****

Cet épisode aura toutefois eu un impact destructeur sur moi. Pendant les jours qui suivent, je m’en rends physiquement malade. Ma confiance en moi est entamée, je m’interroge sur mes capacités à entreprendre : s’il avait raison et que j’étais un bon à rien ? J’ai fait mon travail, certes, et je l’ai bien fait… Si on le juge d’après les critères d’évaluation d’un projet socioculturel. Dans une association, on m’aurait félicité pour ce travail. Mais cette fois-ci, je ne travaillais pas pour une association. Est-ce qu’il n’est pas de mon devoir d’entrepreneur d’adapter mon travail aux exigences de mes clients ? Ou bien, est-ce que je n’aurais pas dû être plus vigilant quant à leurs attentes pour m’assurer que cela correspondait effectivement à ce que je sais faire ? Je leur ai objectivement fait perdre du temps en travaillant dans une direction qui n’était pas celle qu’ils souhaitaient et en ce sens, j’ai bel et bien gâché leur évènement. Bien que je n’en sois pas le seul fautif (il a aussi une belle part de responsabilité), le résultat n’en demeure pas moins le même.

J’ai été formaté depuis dix ans à travailler en association mais je n’ai jamais eu à gérer une clientèle d’entreprises. En y réfléchissant ne serait-ce que deux minutes, il m’aurait paru logique qu’une entreprise ait des obligations de résultats plus que des obligations de moyens. Mais peut-on vraiment mettre des obligations de résultats quand on travaille avec des êtres humains ? Mon métier est avant tout un métier de la rencontre, du lien social, il est soumis aux aléas de la vie. Attendaient-ils de moi que je travaille jour et nuit pour leur fournir des « comédiens »… Le tout à moindre coût ?

Et si je n’étais tout simplement pas fait pour entreprendre ? Si je m’étais trompé et que ce n’était pas pour moi ? Je suis peut-être bon pour travailler en association mais pas en entreprise… Si je n’arrive pas à travailler avec les entreprises, de toutes manières mon modèle économique ne tient pas la route. Si je n’arrive pas à travailler avec les entreprises, je suis fichu : autant mettre la clé sous la porte tout de suite. C’est peut-être parce que j’ai pris conscience de cela que je suis tombé malade.

*****

Par le biais de ce concours au bar, je me retrouve en contact avec des éducateurs spécialisés de la ville d’Escabelle. Je demande à les accompagner sur le terrain pour recruter mes apprentis humoristes directement dans les quartiers. Comme ils sont en sous-effectif, que ma démarche leur semble originale et qu’elle ne leur coûte rien, ils y répondent favorablement. Après avoir été enseignant pendant vingt-quatre heures, me voilà donc éducateur de rue le temps d’une journée.

Ma collègue est une jeune femme dynamique, qui exerce le métier depuis un an environ et qui a un « profil terrain » bien marqué : typiquement le genre de personnes avec lesquelles j’aime travailler. Nous décidons dans un premier temps de nous poster à la sortie du collège mais lorsque nous arrivons, la place est déserte. En attendant la fin du cours suivant, Sonia m’emmène faire un tour : il y a souvent dans le coin des groupes d’adolescents qui « zonent ». L’un d’eux la reconnaît et se dirige vers nous : il a seize ans, vient d’être mis à la porte par sa mère et ne sait pas où dormir ce soir. Il demande à Sonia de l’aider à s’inscrire à la Mission Locale pour « trouver du travail ».

La situation est urgente et réclame toute notre attention : Sonia me demande la permission du regard. Évidemment, nous laissons tomber le concours d’humour. Nous frappons à la porte de la mère, qui refuse d’ouvrir. Elle nous dit par la fenêtre, la voix encore tremblante de colère, qu’elle ne veut plus voir son fils, qu’elle ne le supporte plus et que les services sociaux peuvent bien lui prendre, ça lui est égal et même, elle en serait heureuse, ça la délivrerait. Nous appelons le papa – il est chauffeur routier et actuellement en déplacement.

– Vous n’avez pas de la famille qui pourrait l’héberger au moins pour cette nuit ? On ne peut pas laisser un adolescent à la rue.
– Ça ne date pas d’hier, ça fait trois ou quatre jours qu’il dort dehors.
– Quatre jours ? Il nous a dit que c’était d’aujourd’hui. Vous ne connaissez vraiment personne qui puisse l’accueillir ? Un oncle, une tante, un cousin ?
– Non, je ne connais personne et puis de toute façon, personne n’en voudrait. Il n’a que ce qu’il mérite, ce môme. Il n’a qu’à arrêter ses conneries et après on verra si on peut l’aider.

Chou blanc des deux côtés. Je bous intérieurement, ma collègue aussi. Dans ces cas-là, Sonia m’explique qu’elle doit procéder à un signalement afin que l’aide sociale à l’enfance puisse prendre le relais. Mais si elle effectue ce signalement alors que le jeune ne lui a rien demandé – concrètement, il voulait juste être accompagné à la Mission Locale – elle entache la confiance que lui portent tous les jeunes du quartier.

Nous appelons la responsable de service.

– On ne fait rien.
– Comment ça, on ne fait rien ? Ce gosse a seize ans et il est à la rue !
– Oui mais si les parents sont au courant qu’il dort dehors, on ne peut pas intervenir. Ce sont eux les responsables légaux. Si on lui demande, la mère n’a qu’à dire qu’il dort chez un copain !

Il me semblait pourtant que les services de protection de l’enfance avaient été créés justement pour venir en aide aux mineurs dont les responsables légaux n’assumaient plus leur fonction, ou mettaient en danger la vie de leur enfant ? Cette phrase me percute de plein fouet mais l’espace d’un instant, je me dis que ce n’est pas mon métier et que je n’y connais rien : après tout, je ne suis que de passage.

Ma collègue raccroche, effrayée par la réponse de sa chef. Elle m’avoue que si le service tourne aussi mal et que tous ses collègues sont en arrêt de travail, c’est la faute de la responsable qui saborde leurs missions. Elle est désolée, elle aurait voulu me donner une meilleure image de son métier. Voilà qui me rassure, d’une certaine façon…

Nous nous tournons vers l’assistante sociale de la ville. Peut-être pourrait-elle effectuer le signalement pour Sonia ? Lorsque nous arrivons, la fin de journée est proche et nous sentons bien que nous dérangeons. Elle nous dit être aussi perdue que nous et décide d’appeler le Maire en renfort. Mais que pourrait-il faire de plus ?

Quelques minutes après, le voilà qui débarque, fringant comme un cowboy – il n’a visiblement aucune fibre sociale. La responsable nous a également rejoints. Nous sommes donc cinq incompétents au total : deux éducateurs, une responsable de service, une assistante sociale et un Maire – pour une situation qui n’aurait nécessité qu’un seul professionnel capable d’entamer les procédures ad hoc.

Le Maire joue son rôle de Maire : il passe un savon au jeune homme puis passe un savon à la mère, « l’oblige » à reprendre son fils sous son toit et…voilà comment se « règle » la situation. Chacun rentre chez soi, en sachant pertinemment que ce jeune sera de nouveau à la rue le lendemain et que rien n’est réglé, mais notre culpabilité est tranquillisée pour aujourd’hui. Et c’est ainsi que se termine ma courte expérience en éducation spécialisée.

En voyant ce jeune, j’ai replongé des années en arrière, à l’époque où mon père tentait de me mettre à la porte. Heureusement, je n’ai jamais eu à dormir dehors. Chaque fois que l’envie lui prenait – cela n’arrivait pas si souvent, seulement trois ou quatre fois – je traînais les pieds, je prenais mon temps pour faire ma valise de sorte que ma mère puisse intervenir avant qu’il ne soit trop tard (elle s’interposait toujours entre nous). C’est peut-être de là que vient mon grand désir d’autonomie. Mon père m’a souvent dit que s’il m’avait élevé, il m’aurait rendu plus obéissant (il a longtemps reproché à mon grand-père d’avoir tenu ce rôle et de n’avoir pas fait les choses « comme il fallait ») mais avec le recul, je ne pense pas qu’il aurait pu. Je crois aussi que si j’avais passé plus de temps sous son toit ou pire, s’il avait mis ses menaces d’exclusion à exécution, nous n’aurions pas la relation que nous avons aujourd’hui. Mais ça, c’est une autre histoire.

*****

A cette même période, je reçois un dossier vierge pour une subvention de fonctionnement. Pendant plusieurs jours, le dossier me fait de l’œil. Avec cette subvention, je pourrais me salarier pendant un an et vivre de mon activité tout en poursuivant le développement de mes affaires auprès des entreprises et la consolidation de mon modèle économique.

Si vous relisiez, chers lecteurs, le premier chapitre de ce carnet, puis que vous en reveniez à celui-ci, vous verriez nettement l’évolution qui a été la mienne durant ces quelques mois. J’ai appris de nombreuses leçons depuis le lancement du camion : la plus importante d’entre elles concerne la liberté.

J’ai compris que la liberté était un mythe, un mirage, sinon un horizon inatteignable et que même sans argent public, je ne serai jamais complètement libre : je devrai toujours rendre des comptes à mes clients, mes partenaires, ma banque… J’ai grandi en observant le monde à travers un prisme manichéen et aujourd’hui, ce prisme est tombé. J’ai appris que tout était fait de nuances, de subtilités, de complexité et que la première erreur que commettent les Hommes – moi le premier – était de réduire, de compresser la pensée d’autrui au point de lui faire dire autre chose que ce qu’elle veut réellement dire.

Je ne suis finalement que le pur produit de ma génération : une génération de la consommation immédiate, du fast-food, où tout le reste doit être fast également : fast-working, fast-fucking, fast-thinking. Allumez vos télévisions ou vos radios : vous y entendrez la plupart du temps des propos simplistes, dépourvus de nuances : soit on adhère à une idée, soit on la rejette en bloc – il n’y a jamais de juste milieu, de troisième voie possible. Depuis plusieurs années, les médias alternatifs se multiplient sur la toile pour proposer des discours « divergents » mais en y regardant de plus près, on voit qu’aucun d’eux ne nous apprend réellement à penser par nous-mêmes : ils se contentent de dire noir quand les médias « traditionnels » disent blanc et c’est ainsi qu’on en arrive à une polarisation de la société qui nous rend incapables d’échanger, de débattre, d’exprimer nos désaccords et, par conséquent, de faire démocratie.

Pardonnez-moi cette légère digression : ce qu’il me semble aujourd’hui et que je voulais surtout dire, c’est que la liberté est une question de posture avant d’être une question d’actes. Après tout, Mandela ne se sentait-il pas libre derrière les barreaux d’une prison ? Il y a quelques temps, j’ai reçu dans mon émission une jeune femme qui exerce une activité similaire à la mienne dans un autre département. Elle me disait n’avoir aucun mal à vendre ses prestations car sur son territoire, il n’existe aucune autre offre : le rapport de force joue donc en sa faveur et les institutions sont obligées de « faire avec ».

Est-elle libre pour autant ? Pendant l’entretien, elle me racontait comment l’école publique dépensait l’argent du contribuable dans des actions culturelles que personne n’était ensuite capable d’exploiter pour l’éducation des jeunes (là encore, de la consommation pure et simple). Ensuite, elle s’en est voulu et m’a demandé de couper l’extrait : elle craignait que quelqu’un ne lui reproche d’avoir dit la vérité. Finalement, il a été conservé.

Les expériences vécues ces derniers mois m’ont amené à reconsidérer mon positionnement. D’abord, parce que la plupart de mes clients potentiels ne disposent pas du budget nécessaire pour acheter mes prestations ; ensuite parce qu’en acceptant d’utiliser « la voie classique », je pourrais me frayer un chemin dans le monde fermé des institutions et défendre légitimement ma vision ; aussi parce que ma collaboration avec les entreprises s’avère difficile, qu’elle nécessite du temps et que pendant ce temps, mon projet n’est pas viable ; puis parce que je ne me projette dans aucun autre travail qui impliquerait de se retrouver dans un système pyramidal dysfonctionnel ; encore parce que le coût de la vie a tellement augmenté que je supporte plus l’instabilité économique constante.

Enfin, parce qu’il y a ce festival que je coorganise avec une association sportive : un projet sur lequel nous travaillons en équipe depuis des mois et qui est né d’un désir commun. A l’époque, je ne pouvais pas en être le porteur car je n’avais pas d’association et bien que la situation ait évolué depuis, nous n’avons jamais revu les fondements de notre partenariat. Mais depuis plusieurs semaines, le festival prend de l’ampleur : les services de l’État nous soutiennent, veulent financer les prochaines éditions et ont décidé pour cela d’octroyer des fonds à l’association sportive… Cela pourrait ne pas être un problème, si l’association ne m’avait pas annoncé que malgré ces financements, elle ne pourrait pas me reprendre comme prestataire. En d’autres termes, si je ne demande pas moi-même un financement, je serai éjecté d’un projet que je porte depuis le début et pour lequel j’avais donné l’idée, pendant que d’autres percevront de l’argent public pour en assurer la coordination. Obtenir cette subvention est donc pour moi le seul moyen de rester dans la course. Mais qui me dit que je l’obtiendrai ?

A vrai dire, je ne suis même pas en colère contre eux, les gens de l’association. Aussi étrange que cela puisse paraître, cela n’a même rien changé au fait que j’apprécie le travail que nous faisons ensemble. Mais cela me rend triste. Je suis triste car j’aurais aimé qu’ils ne m’oublient pas au moment de récolter les fruits de l’arbre que nous arrosons ensemble depuis si longtemps.

Je sais que personne n’est dupe, que tous voient l’investissement qui a été le mien et, d’une certaine façon, je m’accroche à cela. Je m’accroche à l’idée que, tôt ou tard, mon travail aussi sera reconnu. Des illusions, toujours des illusions…

Et si j’arrêtais de me préoccuper de la reconnaissance que me portent les autres ? Un jour, Jésus a dit : « Détruisez ce temple et en trois jours, je le reconstruirai. » Soit. Qu’ils viennent, que tous viennent et s’approprient mon travail si cela leur fait plaisir, qu’ils prennent tout ce qu’ils peuvent. Demain, s’il le faut, je me relèverai et je recommencerai.

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