FINDING NEVERLAND

ACTE FONDATEUR D'UN MYTHE DRAMATIQUE

Finding Nervelanc avec Johnny Depp et Kate WInslet

C’est dans le Londres des années 1900 que débutent les aventures de sir James Matthew Barrie et des enfants Llewelyn Davies. Suite au terrible échec de sa dernière création, James s’impose l’écriture d’une nouvelle pièce et trouve dans ses après-midis au parc toute l’inspiration dont il a besoin : Sylvia, veuve depuis peu, y conduit chaque jour ses quatre enfants (George, Jack, Peter et Michael), avec qui l’écrivain se noue d’amitié. De cette rencontre naîtront les personnages de Peter Pan et des enfants perdus – dont les noms eux-mêmes renvoient aux enfants Davies – un succès d’abord théâtral puis romanesque.

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Si le film est inspiré d’une histoire vraie, nous nous intéresserons en réalité très peu « aux faits historiques ». Il ne s’agira pas ici d’être dans le commentaire d’un biopic, mais plutôt dans l’analyse d’une œuvre cinématographique fictionnelle et plus précisément dans l’analyse du regard porté par cette œuvre sur le fait théâtral. Nous aborderons ainsi le film de Marc Forster (sorti en 2004, avec Johnny Depp et Kate Winslet dans les rôles principaux) dans son intégralité, l’objectif étant de privilégier la démarche créatrice à la création finale. Car ce qui est frappant, dans Peter Pan, c’est la manière dont est mis en scène l’univers merveilleux, avec ses espaces, ses personnages, ses jeux et ses règles : autant d’éléments qui renvoient à des jeux d’enfants et suggèrent, au sein de la fiction, les jeux entre Barrie et les Davies.

Comment en arrive-t-on là ? Si l’œuvre produite par Barrie est originellement théâtrale, elle s’est peu à peu éloignée de ses sources et aujourd’hui, la popularité de Peter Pan a amplement surpassé celle de James Barrie – ce qui est évoqué dans le film : « ce n’est pas une pièce, c’est la pièce ». Alors, comment la création de cet univers merveilleux est-elle portée par l’activité dramatique et surtout, comment finit-elle par transcender les contraintes dûment liées au théâtre ? De prime abord, la création théâtrale semble entre les mains de James Barrie comme un extraordinaire pouvoir démiurgique. Mais tout au long du film, la réalité se charge de rattraper la fiction et le créateur se perd dans ce qu’il avait créé.

Finding Neverland s’ouvre sur la première représentation d’une pièce de James Barrie, dont le succès est attendu aussi bien par son producteur que par son public. Pourtant la pièce est, selon l’auteur, un « échec car le public ne rit pas ». Dès le départ, le scrutateur (nous distinguerons pour plus de précision le spectateur fictionnel du scrutateur, c’est-à-dire le spectateur réel du film) est plongé dans ce qui semble être la réalité de la représentation d’un spectacle, avec l’angoisse de la première, les échos du public et les enjeux financiers de l’insuccès. La pièce n’est pas rejouée et immédiatement, la page est tournée : il faut écrire une nouvelle pièce. C’est donc sur un échec que se construit la prochaine œuvre. Dans le langage cinématographique, cette idée nous est transmise par le journal que James ouvre et dont l’article a été découpé [7:35]. À travers le « trou » (symbole de l’échec) de son dernier spectacle, il entrevoit le renouveau (Sylvia, au loin). D’une certaine manière, cette image fonctionne comme une porte d’entrée sur l’imaginaire de James. Nous remarquerons, en effet, que c’est un auteur dont la création ne passe pas par le texte, mais par l’imagination. À l’écran, les phases d’écriture ne sont que très peu montrées, et lorsqu’elles le sont, le dialogue les met à mal. Par exemple, dans la scène où Peter l’interroge sur son travail [14:04], l’auteur lui répond : « Je prends des notes. On ne sait jamais vraiment de quoi ça parle avant de les avoir relues plus tard ». Mais les relit-il seulement ? On ne le voit jamais faire. Ainsi, il réduit son activité créatrice à une prise de notes et n’est jamais mis en valeur en train de créer. Le fonctionnement est donc autre et le texte occupe peu de place dans ce processus créatif qui est le sien : l’idée est transportée de l’imagination au plateau sans passer par la phase textuelle. Cela confère l’idée que James ne crée pas un texte, mais un univers : c’est une démarche différente et beaucoup plus puissante. Il n’est pas un écrivain, il est un auteur dramatique [9:11] et s’approche plus de la figure du démiurge que de celle du poète. D’ailleurs, il est intéressant de remarquer que l’on ne connaît pas le titre du premier spectacle car ce qui importe, encore une fois, c’est l’image.

Mais alors, par quoi passe concrètement la création ? L’imagination se manifeste chez Barrie de deux façons : les visions (par exemple, lorsqu’il s’imagine qu’il pleut sur le public [5:00]) et le jeu. Lorsqu’il joue avec les enfants Llewelyn Davies, il interprète un personnage et leurs activités peuvent être assimilés à des phases de création dramatique. En outre, leurs jeux sont rapidement conduits sur un plateau de théâtre [27:00], ce qui implique aux yeux du scrutateur une dimension dramatique. Barrie, qui sert de maître du jeu dans cette séquence, devient alors une sorte d’alter ego de metteur en scène. À noter d’ailleurs que, pendant longtemps, c’était l’auteur lui-même qui s’employait à la « mise en scène ».

En ce qui concerne la véritable pièce en train de s’écrire, Peter Pan, nous remarquerons aussi que les répétitions sont très peu visibles. La première représentation arrive très rapidement alors que rien ne mentionnait que l’écriture était achevée. Alors que les jeux d’enfants occupent une part considérable du film, il y a au contraire une sorte d’ellipse narrative autour de l’écriture et de la production dramatique, ce qui accentue la présence du jeu d’enfant comme métaphore du théâtre : le premier remplace le second. Au fur et à mesure que se dénoue le fil de son imagination, le spectacle se génère. Ses passions brutes semblent alors suffisantes pour insuffler la vie et sont directement transposées sur le plateau (ses fantasmes, ses cauchemars, son intimité). Il n’y a pas de temps de réécriture, de réflexion ou de brouillon : dans ce processus de création, le premier jet semble être le bon. C’est son souffle intérieur – son daimôn – qui produit l’univers théâtral : son génie créateur lui donne alors, si ce n’est un aspect démiurgique, au moins un aspect démoniaque. Comme l’affirmait George Bernard Shaw, « Barrie abrite l’enfer dans son âme ! ».

La rhétorique est communément définie comme l’art de dire quelque chose à quelqu’un, mais également comme l’art d’agir par la parole sur les opinions, les émotions et les décisions. Dans L’art d’argumenter, Gilles Declercq y voit une arme « indispensable à l’enfant pour repousser les pièges et agressions dont elle est victime ». En prenant l’exemple d’Alice au pays des merveilles, il nous explique comment Alice adapte son raisonnement à la logique du merveilleux. Si l’on regarde de plus près l’intrigue de Peter Pan, nous remarquerons que les enfants sortent grandis du Pays Imaginaire, comme si leur voyage avait été un parcours initiatique. Le personnage de Wendy, par exemple, déclare être prête à grandir. Ce thème de l’apprentissage se retrouve également dans Finding Neverland : « Vous avez appris à faire semblant à cette famille », dit Sylvia à James [1:12:00]. En créant sa pièce, James Barrie apporte aux enfants Davies un apprentissage similaire à celui que le Pays Imaginaire apporte à Wendy, John et Michael (« Durant les trente dernières secondes, l’enfant est devenu un homme » [59:27], dit James à George). L’intrigue prend alors une portée philosophique et morale qui dépasse de fait le simple stade de la réalité théâtrale. Comme dans l’art rhétorique, « l’argument » de la pièce se fonde ainsi sur deux principes : l’ethos et le pathos de son créateur.

L’ethos, c’est l’image morale que l’on renvoie. S’il a toujours la volonté de bien faire, James Barrie se place pourtant en dehors de toute morale. C’est un personnage difficile à cerner car ses envies ne sont jamais explicitées. Il garde tout au long du film une certaine neutralité qui est à la fois son point fort et son point faible. « Je ne vais pas essayer de remplacer ton père, Peter » [1:27:00], dit-il lors de l’enterrement de Sylvia. Pourtant, ses intentions envers la famille Davies restent floues. Si devant les enfants, il se montre joueur et réceptif, ce n’est plus le même homme qui se présente devant son épouse, Mary Ansell. Celle-ci lui demande, lors d’une discussion, de l’emmener au Pays Imaginaire, ce à quoi James répond : « Le Pays Imaginaire n’existe pas ». Quelques séquences plus tôt, il le décrivait pourtant à Sylvia. En somme, James Barrie choisit l’image qu’il veut donner de lui et sélectionne les informations qu’il partage.

Le pathos, ce sont les émotions suscitées chez le spectateur et a fortiori dans notre cas, chez le scrutateur également. Pour Barrie, le théâtre est véritablement un espace de l’intimité dans la mesure où ce qu’il dévoile, ce sont ses sentiments les plus profonds. Pour rappeler les propos de Hegel, c’est l’âme de l’artiste qui se reflète dans son œuvre et qui offre, non pas une simple image des objets extérieurs, mais lui-même et sa pensée intime. Autrement dit, l’œuvre d’art serait un moyen de communiquer et d’exprimer son intériorité, qui elle-même génère le pathos. Notons par exemple que Barrie appelle le cahier où il écrit son « journal ». La dimension intime est donc très présente ne serait-ce que dans l’appellation choisie. Un journal intime permet de raconter ses déboires amoureux, de se confier, en tout cas de parler de soi. Alors, dans quelle mesure Barrie parle-t-il de lui-même dans Peter Pan ? Lorsque l’on s’intéresse à la vie de Barrie, on s’aperçoit qu’il perdit son frère aîné David, alors qu’il n’avait que six ans. Ce fils était le « préféré de sa mère », à tel point que Barrie finit par porter les habits de son frère pour lui faire plaisir. Cet épisode est narré dans le film par le personnage de Barrie lui-même, à Sylvia. D’un point de vue rhétorique, la figure de Sylvia est tout à fait surprenante car elle incarne une jonction entre l’ethos de Barrie (ce que les gens pensent de leur relation) et le pathos (il ne se confie qu’à elle). Par extension, Sylvia devient donc une incarnation de la création : c’est-à-dire, une matérialisation physique de l’univers de l’auteur.

C’est André Bazin, dans Qu’est-ce que le cinéma ?, qui propose une analogie entre les conditions de l’observation et le réalisme de ce que l’on voit. Il décrit ainsi le fait théâtral non pas comme une « tranche de vie dans son milieu naturel », mais bien comme un « phénomène in vitro ». Peter Pan étant une pièce de théâtre est donc bien un phénomène in vitro ne serait-ce que par son décor. Liée à un univers merveilleux, l’action de Peter Pan ne saurait s’émanciper des machineries lourdes : spectateur comme scrutateur peuvent voir sur le plateau les rouages de la production du merveilleux théâtral. Le rideau, par exemple, même baissé, projette déjà une image du Pays Imaginaire. Phénomène in vitro également, car prisonnier d’un lieu. Baudelaire avait tendance à affirmer que « le théâtre, c’est le lustre ». Autrement dit, le fait théâtral serait attaché au lieu-théâtre ; sans le lieu, il ne saurait exister. Il y a l’idée que si le théâtre se confondait avec la nature, il s’y dissoudrait. Pour exister, il lui faudrait donc s’opposer au reste du monde, pour n’en être peut-être qu’une métaphore.

Le fait théâtral peut-être, mais qu’en est-il du merveilleux ? La preuve qu’il existe bien un merveilleux en dehors du lieu-théâtre est directement liée à la question de l’imagination. C’est l’imagination de Barrie qui génère le merveilleux cinématographique (cf. vision du crochet entre les mains de la grand-mère qui évoque le Capitaine Crochet). Celui-ci ne peut exister que dans l’imagination de James Barrie. C’est également, pour le scrutateur, ce qui permet d’établir une différence entre le réalité et le rêve. Ainsi, cette dichotomie pré-existante devient d’autant plus intéressante lorsque les frontières s’affaissent. La confusion s’installe, à la fin du film, entre merveilleux théâtral et merveilleux cinématographique. Barrie, en effet, fait jouer Peter Pan chez les Davies pour que Sylvia puisse y assister. Le scrutateur se retrouve donc face à une pièce de théâtre sortie de son lieu. En gardant toujours à l’idée cette logique de phénomène in vitro, le spectacle ne pourrait donc plus exister comme du théâtre. Alors, c’est le cinéma qui prend le relais. Le merveilleux théâtral est remplacé par le merveilleux cinématographique lorsque les portes de la maison s’ouvrent sur le Pays Imaginaire. Lorsque l’on sort le fait théâtral de son lieu, la distinction ne s’opère plus et le monde entier devient un théâtre (thématique récurrente du theatrum mundi).

Dans le monde de Peter Pan, il suffit d’y croire pour que cela ne se réalise. La croyance a donc un pouvoir potentiellement dangereux car elle est capable de tout : dire que l’on ne croit pas aux fées peut, selon Peter, provoquer leur extinction. « Chaque fois qu’un enfant dit « Je ne crois pas aux fées », il y a quelque part une petite fée qui meurt. », affirme-t-il. En d’autres termes, croire serait synonyme de créer. Barrie, dès le début du film, se montre comme quelqu’un qui croit, et c’est en partie de là que vient son pouvoir créateur. En somme, il est un démiurge par sa manière d’imaginer aussi bien que par sa manière de rendre réelles ce qu’il imaginait : il est le point originel de la production du merveilleux.

En ce sens qu’il est un créateur d’univers, Barrie tout autant que Balzac pourrait « faire concurrence à l’état civil ». À partir du moment où sa création quitte le lieu-théâtre, il ne peut plus être considéré uniquement comme un auteur dramatique. Il génère un monde – celui des enfants éternels – qui vient s’opposer au monde déjà en place : celui des adultes. Entièrement différent, ce monde est vu comme un univers ennemi contre lequel il faut lutter : au Pays Imaginaire, tous les adultes sont des pirates. Cette opposition est d’abord intéressante d’un point de vue créateur, puisqu’elle permet d’instaurer les règles et les codes de Peter Pan. Barrie construit en réalité son œuvre dramatique par opposition au monde réel. D’une certaine façon, il ré-écrit la vie telle qu’il aurait voulu la voir : son frère David ne serait ainsi pas mort, mais « parti au Pays Imaginaire ». C’est donc un discours fictionnel fortement inscrit dans la réalité qui est présentée. Tous les théoriciens sont unanimes pour dire que Peter Pan est un texte sur le temps qui passe et la mort qui arrive. Franck Thibault voit même dans cette thanatophobie la « raison de la volonté de Peter de ne pas grandir ». La mort, nous dit-il encore, est symbolisée par le « crocodile-horloge » mais également par l’oubli. Barrie, dans Finding Neverland connaît bien la mort, d’abord par celle de son frère puis celle de Sylvia. Il est presque une projection de Peter Pan (d’ailleurs, Peter le dit : « Je ne suis pas Peter Pan, c’est lui ») en ce sens qu’il réagit de la même façon. Ses jeux avec les enfants Davies peuvent ainsi être vus comme une « fuite du temps » : jeux qui, somme toute, sont plutôt cruels. On pensera notamment au supplice de la planche [38:00], qui se termine par la mort du prisonnier.

Si James utilise tant de thèmes adultes dans son monde d’enfants, c’est que les frontières sont plus poreuses qu’elles ne le laissent penser. « Peter essaye de grandir un peu trop vite », avoue-t-il à Sylvia. L’acte de création pourrait alors être assimilé à un combat entre le monde des adultes et celui des enfants, dont les femmes seraient l’incarnation. Si Sylvia est l’incarnation de la création de Barrie, Mary incarne quant à elle le monde adulte. À noter que James se comporte comme un enfant grondé face à elle ; il ne peut la traiter comme une épouse car ils ne font plus partie du même univers. Le temps et l’espace psychologiques qui en découlent sont très puissants : toutes les séquences passées en compagnie des Davies semblent s’écouler très rapidement, tandis que le temps passé avec madame Barrie semble étrangement long.

Du côté du plateau et du travail des comédiens, nous distinguons également la présence de ces deux mondes. Le producteur n’y croit pas plus que les comédiens. Dans la séquence de la répétition, ce qui est flagrant, c’est que Barrie ne sait pas diriger ses acteurs. Il est très à l’aise lors du jeu avec les enfants, mais incapable d’accomplir la même tâche avec des adultes. Lors de la première représentation, le spectacle ne l’importe même plus puisqu’il s’échappe du théâtre pour aller retrouver Sylvia. Nous remarquerons qu’il dit à Charles (le producteur) : « Tu peux commencer ta pièce ». En somme, il se dégage de toutes ses responsabilités d’auteur qui sont également des responsabilités d’adulte. C’est bien la preuve qu’il a « choisi son camp » et que l’univers magique qu’il a créé lui convient mieux que l’univers réel dans lequel il habitait.

C’est encore Hegel, dans l’introduction à son Esthétique, qui définit l’art comme étant inférieur à la réalité, moins réel que le réel. Sinon, celui-ci ne pourrait rien nous apprendre, serait inutile. Dans ce choc de deux visions du mondes – le réel contre l’artistique/artificiel – l’art semble l’emporter. Mais si l’on en croit la théorie de Hegel, le retour au réel est toujours indispensable pour apprendre quelque chose. Rappelons le cas de Wendy, qui décide de rentrer chez elle après son voyage. Barrie, comme nous l’avons vu, choisit de rester dans ce monde imaginaire où il se plaît tant. Plus que quiconque, il se complaît dans cette création car c’est la sienne et qu’il y retrouve de nombreux éléments qui lui rappellent la réalité. D’une certaine manière, il a redessiné sa réalité dans la fiction. Nous avions déjà noté le lien étroit qui existait entre son histoire individuelle et l’histoire de la pièce, c’est encore plus flagrant en ce qui concerne les personnages. Dans un rapport absolument métaleptique (on pensera à la Métalepse de Gérard Genette : quand une fiction joue de son lien avec la réalité), Barrie dessine ses personnages en fonction de sa vie. Les enfants Davies lui inspirent les enfants perdus. Peter en particulier, avec qui il entretient une relation plus forte, le pousse à créer Peter Pan. Ces ressemblances sont loin d’être les seules. Où Barrie se situerait-il dans ce schéma ? Son nom (James Barrie) ressemble étrangement à celui du capitaine Crochet (James Hook). Mais si l’on s’intéresse de plus près à la première version de Peter Pan de 1904, nous remarquerons que Hook était joué par le même acteur que Mr Darling. Il y a donc une triple mise en abyme entre l’auteur (James Barrie), le capitaine Crochet (l’adulte qui perturbe le monde enfantin) et Mr Darling (le père que Barrie aurait aimé être mais qu’il ne sera jamais).

Un lien étroit se tisse entre le spectaculaire et le spéculaire, termes qui viennent tout deux du verbe latin spectare, regarder. Autrement dit, les personnages du film possèdent leur reflet fictionnel dans la création de Barrie. Ce phénomène rend le personnage de Pan d’autant plus ambigu que comme nous l’avons amorcé précédemment, il renvoie également à Barrie. Nombreux sont les théoriciens qui ont établi la ressemblance incroyable entre Peter Pan et le capitaine Crochet. Rappelons qu’à la fin de l’œuvre, Peter Pan prend les commandes du Jolly Roger et remplace immédiatement son ennemi, allant jusqu’à porter ses vêtements (référence à Barrie portant les habits de son frère ?) : « Par la suite, la rumeur courut que la première nuit où il porta ce costume, il resta longtemps assis dans la cabine, le porte-cigares de Crochet aux lèvres, et tous les doigts d’une main repliés, à l’exception de l’index qu’il tenait recourbé en l’air de façon menaçante, comme un crochet. ». Si l’on rappelle la dimension éthique de la création, c’est l’image même que renvoie Barrie qui est mise en danger par cette dimension spéculaire. Pour établir une analogie avec le fameux Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, à force de refuser de grandir et d’adopter un comportement adulte, il finit par se créer un reflet (Peter), a priori éternellement jeune, mais qui finit par vieillir à sa place puisqu’il se transforme peu à peu en capitaine Crochet. Rappelons que chez Wilde, cela conduit également à une monstruosité morale du personnage. Quel deviendrait alors l’ethos de l’auteur ?

Dans l’apothéose de sa démarche créatrice, qui vise finalement à renverser l’ordre cosmique (un monde dans lequel les enfants ne vieilliraient pas et auraient l’ascendant sur les adultes), Barrie finit par engendrer une fiction qui dépasse le seuil-même de la réalité. Le scrutateur n’est plus alors face à du théâtre, mais face à une théâtralité. Pour renvoyer à la définition de Gilles Declercq, la théâtralité serait un dispositif de structuration des regards. Ce phénomène est mis en avant ne serait-ce que par la sortie du lieu théâtral (on joue Peter Pan chez les Barrie) mais également par la traversée du quatrième mur que suggère Sylvia Davies. Sa mort est uniquement marquée par une montée sur scène, elle franchit le « mur invisible » qui sépare l’acteur du spectateur et se fond dans l’imaginaire du plateau. À partir du moment où ce personnage réel entre sur scène, il ne peut plus s’agir de théâtre, ni de réalité. Nous nous retrouvons dans un moment qui n’est ni tout à fait réel, ni tout à fait imaginaire, et qui à la frontière entre le théâtre et le cinéma.

Le film Finding Neverland avait lui-même été adapté d’une pièce de théâtre d’Allan Knee, The Man Who Was Peter Pan. La dimension théâtrale est donc doublement présente dans la mesure où il s’agit d’une adaptation qui met en abyme le théâtre. Marc Forster, en portant le projet au cinéma, joue avec les codes du cinéma comme avec ceux du théâtre. Il ne s’agit plus, pour reprendre les termes d’André Bazin, « d’adapter un sujet », mais de « mettre en scène une pièce par le biais du cinéma ». La grandeur apothéotique du final renvoie également à la transcendance artistique qu’a connue l’œuvre de Barrie. Sortir du théâtre est également un moyen de rendre hommage à une pièce qui n’est plus aujourd’hui connue comme une pièce. Pour André Bazin, certains personnages font partie d’une mythologie extra-romanesque et possèdent une existence autonome de l’œuvre originale. C’est le cas de Peter Pan qui s’émancipe très vite de son auteur. Le monde qu’il a créé semble être tellement parfait qu’il lui échappe et vit sans lui : la création a dépassé le créateur. Dans Hook ou la revanche du capitaine Crochet, le film de Steven Spielberg, Wendy parle de sir James Barrie comme de leur voisin qui « aimait tellement leurs histoires qu’il en a fait un livre ». La propriété de Barrie est alors complètement niée, il est écarté au rang de simple spectateur de son histoire. Alors que le créateur est mortel, sa création lui survit : le théâtre, qui est un art vivant, a la possibilité de sublimer la vie. Crochet, dans Peter Pan 2 des studios Disney, dit à Peter : « C’est l’heure pour toi de rencontrer ton créateur, Peter Pan ». Autrement dit, c’est l’heure de tomber dans l’oubli, de repasser de l’autre côté du miroir. Selon Rosenkrantz, dans Esprit, « les personnages de l’écran sont tout naturellement des objets d’identification, alors que ceux de la scène sont bien plutôt des objets d’opposition mentale, parce que leur présence effective leur donne une réalité objective et que pour les transposer en objets d’un monde imaginaire, la volonté du spectateur doit intervenir, la volonté de faire abstraction de leur réalité physique. Cette abstraction est le fruit d’un processus de l’intelligence qu’on ne peut demander qu’à des individus pleinement conscients. » Si Peter Pan échappe donc tant à son auteur, c’est parce que ses personnages sont des objets d’identification plus que des objets d’opposition.

Pour reprendre les termes de Nietzsche, « l’éternel sablier de l’existence ne cesse d’être renversé à nouveau ! ». C’est ce qui se passe avec la création de Barrie, qui en renversant son auteur, accède au titre de mythe plus qu’à celui d’œuvre dramatique. Ce qui est mis en avant dans ce film, c’est la capacité du théâtre à générer un monde, à le faire vivre et à l’enrichir.

La démarche de création est ici toute particulière puisqu’elle part d’un réel déformé par l’imaginaire et s’inscrit dans le champ théâtral pour finalement le transcender. C’est une fiction qui puise son énergie dans le jeu des enfants, c’est-à-dire, au cœur même de la vie.

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