DRACULA

ESTHÉTIQUE D'UNE TRANSFORMATION

Dracula, film de Francis Ford Coppola

Depuis le début du XXe siècle, la figure vampirique a pris une ampleur extraordinaire. Le phénomène serait dû au centenaire de la publication de Dracula par Bram Stoker, mais également à l’apparition de nouvelles représentations du vampirisme, telles que Blood : the last vampire, True Blood, Moonlight ou encore Twilight plus récemment. S’il est aujourd’hui une icône de la culture populaire à l’échelle mondiale, selon Alain Pozzuoli, Dracula n’en demeure pas moins un criminel incontestable. Bram Stoker est le premier à avoir donné consistance à ce démon des temps modernes, mais nous nous intéresserons ici à la lecture qu’en tira Francis Ford Coppola dans son film Bram Stoker’s Dracula (1992).

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Cette analyse porte sur la scène de la crypte, au début du film, (lorsque Dracula renie la Chrétienté) et s’intéresse à la transformation du héros : d’homme vertueux à criminel. Nous étudierons la mise en représentation de cette fracture, de ce moment de transition et de bascule vers le mal. Comment le passage de la vertu au vice s’engage-t-il ?

Se pose souvent, en philosophie, la question de la définition de l’identité d’un sujet. Comme l’écrit Aristote dans la Métaphysique, « pour que quelque chose change, il faut que quelque chose change ». Autrement dit, ce sont les changements qui présupposent et déterminent une identité. Dans le cas de Dracula, il est important de noter que la figure criminelle naît sous nos yeux. Le spectateur assiste « en direct » à ce qui va modifier l’identité de cet être. Il s’agit donc d’un moment important qui, dans la réalité, est très difficile à cerner : nous nous rendons rarement compte de l’instant précis où notre point de vue est en train de changer. Cette séquence est donc à étudier doublement : quelles sont les raisons qui peuvent entraîner Dracula vers une vision du monde diamétralement opposée à sa vision initiale ?

Une première réponse semble évidente : l’amour. Il n’obéit plus qu’à ses passions et demeure, à première vue, dénué de raison. On a souvent dit de la version de Coppola qu’elle était plus humaniste que celle de Bram Stoker et mettait plus l’accent du côté des sentiments. Il n’est donc pas étonnant que le sous-titre du film soit « L’amour est éternel ». Tels Roméo et Juliette, Vlad et Elizabeta sont frappés par un coup du destin. Elizabeta reçoit une lettre l’informant de la mort de Vlad (on peut effectuer un premier parallèle avec la lettre que ne reçoit pas Roméo), ce qui l’entraîne à se suicider pour être aux côtés de l’homme qu’elle aime. Jusque là, tout les rapproche du drame shakespearien. Ce qui en diffère, c’est la réaction du deuxième amant : dans le premier cas, Juliette, dans le second Vlad. Juliette, qui trouve Roméo mort à ses côtés, se suicide pour de bon. Leurs intentions ne sont sans doute pas les mêmes : ce que veulent Roméo et Juliette, c’est être ensemble à tout prix, tandis que Vlad, lui, veut être avec Elizabeta dans la vie. La mort, pour lui, n’a aucun intérêt. C’est pour cette raison qu’il fait le serment de « venger [s]a mort à l’aide des forces obscures » plutôt que celui de la rejoindre. Par le crime, il opère une association de la vie et de la mort. Dans Au-delà du principe de Plaisir, Freud distingue deux grandes catégories de pulsions : les pulsions de vie (Éros) et les pulsions de mort (Thanatos). Chez les criminels, il y a fusion entre ces deux pulsions. La première entraîne la seconde, et réciproquement. On pensera notamment aux meurtriers-violeurs, qui juxtaposent leur besoin sexuel (Éros) à leur besoin de destruction (Thanatos). C’est ce qui se passe, dans une certaine mesure, avec Dracula, d’abord dans cet extrait, puis tout au long du film. Pour ramener Elizabeta à la vie, il commence par tuer les prêtres, comme si leur sacrifice pouvait rendre la vie à sa promise. Plus tard aussi, la transformation / le meurtre de Lucy passera par une copulation mettant de nouveau en exergue ces deux notions. En somme, c’est d’abord le sentiment amoureux qui induit le comportement criminel. L’amour est un sentiment que les meurtriers ne parviennent pas à contrôler ; et c’est bien parce qu’il en perd le contrôle que Dracula dérape.

Le comte Vlad Dracul était pourtant un homme d’honneur, si l’on en croit les premières images du film, prêt à tout pour servir un dieu qu’il vénérait littéralement. Pieux, fiancé, il apparaît à première vue comme un prince fidèle et dévoué. S’il tue, c’est uniquement au nom de ses convictions religieuses : ce qui, pour un homme de l’époque, n’est pas si rare (pensons aux Croisades !). Il a servi le Christ en allant combattre les Turcs au nom de la religion. Ses valeurs morales sont donc censées être portées par une croyance à toute épreuve. Mais parce qu’il se sent trahi, il renie sa foi. C’est le fort sentiment d’injustice que ressent Dracula face à la damnation de l’âme d’Elizabeta qui le pousse à rejeter l’Église. Les prêtres orthodoxes répudient sa bien-aimée à cause de son suicide alors qu’ils auraient tout autant pu faire exception à la règle. Aussi Dracula renie-t-il Dieu et les croix se mettent-elles à saigner abondamment. Cette séquence n’est pas sans rappeler la Cène, lorsque Jésus fait boire « son sang » aux apôtres en eucharistie, juste avant de n’être trahi et livré aux Romains.

Le sang métaphorise ici les deux éléments qui provoquent la chute de Dracula : l’amour et la trahison. « Le sang est la vie », dit le comte. En latin, il se dit de deux manières : sanguis et cruor. Sanguis représente le sang comme énergie vitale tandis que cruor désigne le sang mortifère, lié aux cadavres. Cette mise en commun des deux notions rappelle la fusion de l’amour et de la mort déjà évoquée. De plus, il coule à flot dans cette scène, ce qui donne un indice des passions déchaînées du héros et de son état psychique à ce moment précis.

Mais limiter Dracula à ses passions, autrement dit à son pathos, serait réducteur de sa personnalité criminelle et des enjeux éthiques qui se dégagent de l’acte de conversion. Pour Georges Forestier, l’ethos (le caractère) du criminel est compris dans son pathos, aussi Dracula serait-il prédisposé par sa psychologie à un glissement vers le mal. Si Dracula s’est senti trahi, c’est parce qu’il n’a pas obtenu la reconnaissance qu’il souhaitait. Il a servi Dieu et n’a fait l’objet, en retour, d’aucun remerciement. Sa rébellion s’inscrit alors dans le champ de l’honneur : il doit laver son honneur en changeant de camp, pour ne pas laisser invaincu son combat. Ce que veut Dracula, c’est donner à son nom une consistance, tenir une réputation. Il est un héros légendaire et ne peut pas perdre. Qui plus est, cette transformation lui permet d’attenter à une gloire éternelle. La reconnaissance, qui est de l’ordre de l’humainement désirable, n’est plus suffisante pour lui. Ce qu’il veut, c’est une gloire qui dépasse l’entendement humain. Il veut s’élever par le mal pour prendre sa revanche et se compare lui-même à Attila, le roi des Huns, fléau de Dieu. Dracula veut « entrer dans l’Histoire », et c’est pour cela qu’il se convertit, car en devenant immortel, il s’affranchit de l’Humanité et accède à un statut qui lui permettra d’obtenir la gloire souhaitée.

En grec, l’ethos représente aussi l’image que nous renvoyons de nous-mêmes. Or, il est à noter que Dracula n’en a plus, il est incapable de voir son reflet dans la glace, comme nous pouvons le voir dans la scène avec Harker. La représentation physique de sa monstruosité laisse donc aussi apparaître son ethos condamnable. Il n’a a priori plus rien d’humain. Sa peau est blanche et ridée, son dos courbé et sa démarche animale (il rampe aux murs). Il n’a plus d’ombre : au moment de la signature du contrat immobilier par exemple, celle-ci surplombe l’ombre de Jonathan et n’est plus attachée à son propriétaire. Il s’assume par ailleurs comme monstre, par les jeux de mots qu’il emploie (« goût » et « sang » étant du champ lexical du vampire) mais aussi par son rire sonore. Il ne cherche à aucun moment à tromper le spectateur. Nous remarquerons toutefois que le caractère monstrueux de son physique n’est pas irréversible. En effet, l’amour que lui inspire Mina lui rend son apparence humaine. D’ailleurs, cette nouvelle rencontre avec celle qu’il aime le fait pleurer, ce qui montre qu’il continue de nourrir des sentiments. Enfin, pendant sa « période humaine », il attaque ses victimes sous forme de loup, comme si la dépersonnalisation lui permettait de répondre à deux impératifs moraux distincts.

Si ce moment de la transformation de Dracula est si important, c’est parce que les enjeux qui s’en dégagent sont eux-mêmes importants. Dracula incarne ainsi la liberté absolue, affranchie de la morale. Il devient l’archétype du héros qui vit selon ses propres codes, en se donnant ses propres lois : il est autonome. Selon Howard Phillips Lovecraft, « la réussite la plus fameuse de Stoker réside dans son fameux Dracula, devenu un symbole, pratiquement standardisé, du mythe vampiresque ».

Étudier la conversion de Dracula, c’est donc étudier la naissance d’un mythe qui en réunirait, selon Alain Pozzuoli, deux complémentaires : celui de Faust pour l’immortalité et celui de Don Juan pour la « séduction imparable ».

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