FRANÇOIS RANCILLAC

LE THÉÂTRE, UN SERVICE (AU) PUBLIC ?

Francillac a été directeur du Théâtre de l'Aquarium à la Cartoucherie.

François Rancillac débute sa carrière dans les années 80 aux côtés de Danielle Chinsky, avec qui il fonde le Théâtre du Binôme. Il assure la direction artistique du Théâtre du Peuple de Bussang (1991-1994), devient artiste associé au Théâtre de Rungis (1992-1994), à la Scène Nationale de Bar-le-Duc (1996-1999), puis au Théâtre du Campagnol (2000-2001). Entre 2002 et 2009, il codirige la Comédie de Saint-Étienne, avant de prendre la tête du Théâtre de l’Aquarium.

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Vous avez un beau parcours : comment s’est-il construit ? Quelles en furent les étapes ?
Je viens du monde amateur, je n’ai aucune formation d’acteur (ni de metteur en scène – cela n’existait pas, « de mon temps »). Mes parents – quoiqu’artistes (plasticiens) – n’étaient pas très férus de théâtre : c’est l’Éducation Nationale qui m’y a initié, ce sont des professeurs de français qui m’ont fait aimer la scène – c’est pour cela que j’ai toujours autant d’estime pour les enseignants convaincus de la nécessité de faire découvrir l’art vivant à leurs élèves… Puis, à quatorze ans (en 1977), j’ai eu la chance de rencontrer le metteur en scène et compositeur Michel Puig. Il participait alors au grand mouvement du théâtre musical des années 70-90 (un genre qui a depuis, hélas, perdu ses lettres de noblesse). J’ai fait un stage avec lui, j’ai ensuite intégré sa troupe et collaboré à ses créations comme acteur pendant quasiment huit ans. Michel Puig ne travaillait qu’avec des amateurs, faute d’argent mais aussi parce que les amateurs étaient d’une totale disponibilité pour un théâtre disons très « expérimental » et gentiment foutraque. Peu à peu, je suis devenu assistant de Puig, je faisais aussi de la régie, je réglais des projecteurs, je faisais les plannings… : un parfait apprentissage ! J’ai aussi pris avec lui des cours de musique (harmonie, contrepoint, composition), j’ai « fait mes classes », comme on dit dans le jargon. Je dois beaucoup à Puig, et notamment le respect d’une partition – à lire en toute rigueur mais aussi en toute liberté. Cela m’a beaucoup servi ensuite, face à un texte de théâtre. Un soir, à la sortie d’une représentation de son Phèdre de Racine (où je jouais aux côtés de la grande Catherine Dasté), une dame m’attendait à la sortie : Danielle Chinsky me proposait d’intégrer un projet sur lequel elle était comédienne et adaptatrice (à partir de nouvelles de Patricia Highsmith). De comédiens, on s’est retrouvé tous deux à faire aussi la mise en scène du spectacle… Nous avons alors décidé de créer une compagnie ensemble, le Théâtre du Binôme (fondé en 1984). Danielle avait trente ans de plus que moi, elle connaissait le milieu professionnel mieux que le jeune homme timide et tombé du nid que j’étais : elle a donc été un vrai moteur pour la compagnie, pour moi, avec l’aplomb, l’enthousiasme qui l’animent (toujours). Après un duo conçu ensemble (In vitro), j’ai pu créer en 1985 un Britannicus de Racine au Théâtre de Vanves (qui n’était pas aussi repéré qu’aujourd’hui, mais le directeur d’alors nous avait fait confiance…). La programmatrice du Théâtre de la Bastille nous a proposé ensuite de le reprendre en juin 1986, avec la visibilité formidable (professionnelle et médiatique) qu’offrait ce théâtre entièrement dédié alors à l’émergence : le Binôme est ainsi entré dans le cercle des « jeunes compagnies indépendantes ». Même si nous étions « repérés » par le « milieu », il a fallu évidemment tirer le diable par la queue durant de nombreuses années.


« Œuvrer au sein d’une institution […] m’a permis de me demander comment inscrire mon travail d’artiste dans un théâtre, un lieu, une histoire. »

Vous avez rapidement travaillé au sein des structures subventionnées. D’abord à Bussang, donc ?
À l’époque, au nom de ma « liberté » d’artiste, je ne me posais pas la question de l’implantation dans un lieu. Le hasard m’a fait complètement changer d’avis… J’avais contacté en 1990 un comédien (Bernard Waver) pour jouer dans Retour à la citadelle de Lagarce. Comme Bernard répétait Macbeth à Bussang, Danielle et moi y sommes allés. Et j’ai pu ainsi découvrir ce théâtre incroyable par son architecture, son histoire et son fonctionnement. L’association du Théâtre m’a approché ensuite pour que je lui propose un projet de création. Ce fût Ondine de Giraudoux, suivi de trois années de direction artistique (1992-94). Œuvrer au sein d’une institution (aussi singulière soit-elle, comme le Théâtre du Peuple) m’a permis de me demander comment inscrire mon travail d’artiste dans un théâtre, un lieu, une histoire ; comment apporter ma petite pierre à l’édifice, et notamment comment élargir et diversifier son public ? Tout cela était très nouveau pour moi. Et plutôt joyeux, malgré toutes les difficultés. Après, il y a eu d’autres associations : avec la Scène nationale de Bar-le-Duc, le Théâtre de Rungis, le Théâtre du Campagnol. Un des metteurs en scène qui m’a succédé à Bussang, Jean-Claude Berutti, m’a proposé de postuler en duo pour la direction des Tréteaux de France (une direction bicéphale n’étant pas forcément bien vue, à l’époque) : hélas, Marcel Maréchal nous est passé sous le nez… Ensuite (en 2001), j’ai postulé pour le Théâtre de l’Aquarium, avec Jean-Claude comme artiste associé ; lui-même candidatait pour le TGP de Saint-Denis, avec moi en artiste associé. Mais nous n’avons été retenus ni l’un ni l’autre… Puis Jean-Claude m’a proposé de postuler ensemble pour la Comédie de Saint-Étienne. J’ai d’abord refusé car l’ampleur de cette maison (50 permanents, 4 salles…) me semblait a priori écrasante. En même temps, je n’y allais pas seul, mais avec Jean-Claude. Et je savais que ma « cote » au Ministère soudain en hausse (grâce au grand succès public et médiatique de mon Pays lointain de Lagarce) n’aurait qu’un temps, qu’il fallait sans doute battre le fer tant qu’il était chaud – alors j’ai accepté. Et à notre grande surprise, nous avons été choisis (en 2002). Ce furent sept années intenses et formidables. Mais une maison à dimension plus artisanale me tentait toujours. Alors, quand l’Aquarium s’est de nouveau libéré en 2008, après avoir beaucoup hésité (l’idée de ne pas aller au bout de mon mandat à Saint-Étienne me tracassait…), j’ai postulé et ai fini par être nommé (après un feuilleton insensé dont seul le Ministère de la Culture a le secret…).

Après dix ans passés au Théâtre de l’Aquarium, vous venez de recréer une compagnie, Théâtre sur Paroles. Le Théâtre du Binôme n’existait plus ?
Non, parce qu’en arrivant à Saint-Étienne nous l’avions fermé. D’une part, avec Danielle, nos projets étaient moins partagés qu’avant – même si on s’est toujours retrouvés régulièrement sur des spectacles. Et comme on m’avait dit (à tort, je crois) qu’une compagnie, même sans activité, devait payer un impôt sur les sociétés…

Quel regard portez-vous sur toutes ces années de direction ? Quel en est votre bilan ?
C’est un souvenir très heureux. D’une part, parce que le binôme avec Jean-Claude Berutti fut impeccable de bout en bout : on se sentait plus intelligents à deux, plus pertinents pour répondre aux multiples tâches et questions que posait cette grande maison – grande par son histoire et son activité (et l’équipe était aussi vraiment formidable !). Le fait d’être à deux était très important pour moi. D’autant que nous arrivions dans un théâtre qui avait été dirigé pendant vingt-sept ans par le même directeur et metteur en scène, Daniel Benoin, qui avait un rapport au pouvoir assez vertical, pour ne pas dire autocratique. Mettre du dialogue, donc de la contradiction, au sommet de la hiérarchie a été assez troublant (mais vite apprécié) par l’équipe permanente. De plus, notre projet de maison s’est avérée être une petite révolution culturelle, en tentant d’assumer en même temps l’exigence artistique et l’ouverture des publics – alors que ce CDN était devenu un fourre-tout répondant à toutes les soi-disant « demandes » du public : du boulevard par-ci, du comique par-là, un peu de classique, un peu de contemporain quand même – histoire de ratisser large et d’avoir le taux d’abonnés maximal, le tout selon une logique purement commerciale – qui fonctionnait très bien d’ailleurs, c’était très intelligemment articulé. Mais l’utopie du « théâtre public » là-dedans ?

Ce n’est pas comme cela que sont faites les programmations des théâtres municipaux : un peu de classique, un peu de boulevard ?
Cela dépend lesquelles, cela dépend des directions et aussi, il faut bien le dire, des pressions de leurs élus qui peuvent réclamer juste du « vu à la télé » par pure démagogie électoraliste. Heureusement, il y a encore nombre de théâtres municipaux qui parient et peuvent miser sur l’exigence artistique, la création, l’esprit de la découverte qu’ils réussissent (en se retroussant les manches, bien sûr) à faire partager à leur public !

Vous, quelle était votre vision du théâtre lorsque vous êtes arrivé à Saint-Étienne ?
La Comédie de Saint-Étienne est historiquement l’un des premiers centres dramatiques nationaux initiés après la guerre. Le principe était relativement simple : qu’il y ait de la création partout en France, qu’il y ait partout des artistes au travail au plus près des populations pour apporter à tous la « bonne nouvelle » du théâtre vivant. Jean Dasté en a été un héraut magnifique, chef de troupe émérite, malgré toutes les difficultés de l’époque, au plus près des populations que sa troupe allait rencontrer sur les places, dans les villages, etc. Cette épopée de la décentralisation nous touchait d’autant plus, Jean-Claude et moi, que le Théâtre du Peuple en avait été, à sa manière, la préhistoire. Et que nous avions bien conscience que ce travail de partage avec les publics est encore plus que jamais à mener, à l’heure de la dé-culturisation ambiante menée par les mass-médias. Il nous fallait renouer avec cet esprit fondateur, le réinventer sans arrêt, pour être toujours en recherche de nouveaux publics. Ne pas céder à la seule logique commerciale, malgré toutes les pressions (de nos « tutelles », souvent) – même si l’on est aussi des chefs d’entreprise à part entière et qu’il nous faut en toute responsabilité gérer une grande maison, avec ses 50 permanents, et un budget évidemment insuffisant pour mener à bien la tâche… Notre projet était vraiment de rouvrir le lieu à tous les publics et ne pas se contenter du « tout-abonnement » qui était de mise sous l’ère Benoin. Tout le monde à Saint-Etienne n’avait pas forcément envie de s’abonner (ce qui est déjà un geste d’engagement – et d’engagement financier !). Quand je parle de « petite révolution culturelle », c’est qu’il a fallu remettre le travail de « relations avec le public » au cœur de la maison : comment donner envie aux gens d’aller voir un spectacle dont ils ne savent a priori rien ? Comment créer de la confiance ? Il a fallu (re)former les « RP » à cette dimension essentielle de leur travail : lire un texte, un dossier, analyser un spectacle, un projet, savoir en parler en public, à des gens, savoir où les rencontrer, provoquer ces rencontres, etc. Avec Jean-Claude, nous avons aussi créé régulièrement du théâtre en appartement, dans les quartiers. Par ailleurs, nous avons créé « le Piccolo », un théâtre ambulant très léger qui pouvait se monter n’importe où, dans les salles des fêtes ou les gymnases des petites villes ou villages de la région. On y présentait des pièces contemporaines, jouées par les acteurs permanents de la Comédie et de jeunes comédiens issus de l’école. Ensuite, nous incitions les gens à venir voir les spectacles à la Comédie de Saint-Étienne, en poussant les maires à affréter des cars – afin de leur faire découvrir aussi d’autres œuvres, plus imposantes, dans nos grandes salles. Ce qui nous passionnait aussi, à la Comédie de Saint-Étienne, c’était son école, l’une des onze (maintenant treize) écoles nationales supérieures de jeu dramatique. Au cours de leur scolarité, les jeunes apprentis étaient rapidement impliqués dans cette dynamique de défrichage de nouveaux publics. Nous commandions pour ces jeunes ambassadeurs de la création cinq formes courtes à cinq auteurs contemporains (parfois un.e auteur.e se chargeait des cinq à la fois), qu’on montait avec eux pour qu’ils les jouent dans tous les collèges et lycées de Saint-Étienne et de la région, devant un public parfois à peine plus jeune qu’eux. Avec débat à la clef ! Ce qui obligeait les apprentis comédiens à expliciter leur désir, leur rêve de théâtre. C’était un projet très formateur pour ces jeunes comédiens mais aussi pour les spectateurs adolescents : voir du théâtre presque « à portée de main », joué par de tout jeunes comédiens si proches d’eux, à partir de textes écrits pour eux, parlant directement de leur aujourd’hui, brisait pas mal d’a priori qu’ont souvent les jeunes sur le théâtre (fait par des « vieux » pour des « vieux » sur de « vieux » sujets, dans de grandes salles intimidantes où ils n’ont pas leur place) ! Tout ce travail n’a évidemment pas été évident à mener, et la rupture avec les années Benoin a été au début très déstabilisante pour certains, en interne comme pour le public des « habitués ». Mais peu à peu, la confiance est revenue, le projet a été de plus en plus lisible, de mieux en mieux partagé et donc défendu par l’équipe, et nous avons pu peu à peu remonter la pente (notamment côté fréquentation).

Le travail de démocratisation, c’est sur la durée qu’il se fait ?
Oui, c’est très long ! Et cela peut être détruit très vite.

Quel est le statut d’une boîte comme celle-là ?
La Comédie est une des rares Sociétés Coopératives Ouvrières en Participation (SCOP) encore en activité : les bénéfices y sont réinvestis avec concertation du personnel, qui peut avoir des parts dans la société.

Le fait d’être à la tête d’un lieu plutôt que directeur d’une compagnie indépendante vous a-t-il donné une légitimité dans vos démarches auprès des écoles ou des mairies ?
Oui. Le fait d’être directeurs de la Comédie de Saint-Étienne, de s’inscrire dans le sillon tracé par Dasté, faisait parfaitement sens pour beaucoup de personnes et d’élus. Quand on rencontrait des maires pour leur parler du projet du Piccolo, certains ouvraient le tiroir de leur bureau, où ils avaient pieusement conservé tous les programmes de la Comédie de Saint-Étienne depuis des décennies ! Jean Dasté avait semé tellement de graines, qu’il « suffisait » d’arroser. J’ai été très étonné et ému par le prestige de la Comédie de Saint-Étienne, qui restait pour beaucoup la maison-mère. A Saint-Étienne, si vous prenez un taxi à la descente du train et que vous dites « À la Comédie ! », les chauffeurs ne vous en demanderont pas l’adresse : ils savent où c’est. Cela ne veut pas dire qu’ils y vont voir des spectacles, mais ils connaissent le lieu qui fait vraiment partie de l’imaginaire de la ville. Après, tout n’était pas gagné pour autant. Il y avait évidemment des problèmes très concrets d’argent (le « Piccolo » n’était en soi pas « rentable », il ne pouvait exister qu’avec le soutien de partenaires publics). Et on a croisé aussi des maires qui se fichaient pas mal de démocratisation culturelle.

Ce travail de démocratisation, vous l’avez poursuivi à l’Aquarium pendant près de dix ans. Sur le site, on peut lire qu’« après 10 ans à la direction du Théâtre de l’Aquarium, il [François Rancillac] a choisi de poursuivre son chemin de metteur en scène avec sa compagnie Théâtre sur Paroles qu’il vient de créer. ». Cette phrase sonne faux, non ?
Non, pourquoi ? Je pense personnellement que dix ans à la tête d’un lieu, c’est suffisant. Si le projet n’a pas été concrétisé durant ce temps, il ne le sera jamais. Et s’il l’est, autant laisser la place à d’autres artistes qui le réinventeront à leur manière. C’est important de requestionner régulièrement la gouvernance d’un théâtre, son projet, ses choix artistiques – important pour les équipes, pour les spectateurs aussi. Et pour les artistes-directeurs, qui pourront se confronter à d’autres lieux, à d’autres problématiques. Il faut de la durée, mais pas trop, pour ne pas se scléroser, s’enfermer dans des habitudes, qui finissent toujours par être mauvaises. Quand le Ministère de la Culture a voulu brusquement me virer en 2014, je me suis battu pour obtenir une dernière convention de trois ans, car je devais consolider ce qui était encore trop fragile. Je suis parti ensuite de mon plein gré, comme je l’avais annoncé. En transmettant le flambeau à d’autres artistes. Ces dix années à la tête de l’Aquarium ont été passionnantes mais difficiles – surtout en égard aux relations régulièrement tendues avec le Ministère.


« Il y a une dé-culturisation de la classe politique comme il y a une dé-culturisation d’une partie de la population. »

Pourquoi ? Est-ce qu’ils vous mettaient des bâtons dans les roues ?
On rencontre malheureusement à des postes de décision des personnes qui ont de moins en moins conscience des enjeux, de la nécessité de la démocratisation culturelle. Tout le monde n’a que ce mot à la bouche mais c’est du pur discours de façade. Seule compte la rentabilité, même si elle n’est que médiatique : faut que ça paye, ne serait-ce qu’en gloriole. Ils sont de moins en moins à l’écoute du terrain, de celles et ceux qui y travaillent tous les jours, qu’ils soient directeurs ou directrices de compagnies ou d’institutions. En culture comme ailleurs, il y a aujourd’hui une sorte de toute puissance de l’administration, qui se croit investie du sens, dans une logique de plus en plus gestionnaire et libérale. L’important n’est pas ce qui se passe sur les plateaux, ce qui s’invente avec les spectateurs, mais de trouver le « bon modèle économique », qui vous permettra de tenir malgré la baisse ou la non-hausse (ce qui est pareil) des subventions publiques. Il n’y a plus aucune réflexion de fond sur ce que ce sont ces outils formidables qui constituent le « réseau » culturel et sur la manière dont, ensemble (CDN, scènes nationales, théâtres municipaux, compagnies,…), nous devons poursuivre le grand chantier qui est celui du théâtre de service public. Cela a déjà été un immense combat après-guerre, en général bien accompagné par des responsables politiques, des élus pour qui cela faisait sens dans une démocratie à (re)construire. Aujourd’hui, les présidents de la République et les gouvernements qu’ils mettent en place ne s’intéressent plus à la culture, c’est au mieux du décorum, un « supplément d’âme » pour la bourgeoise dont ils sont issus. Seule les intéresse la communication, les grands médias, les GAFA : là il y a de l’argent, là on touche des millions de consommateurs. Il y a une dé-culturisation de la classe politique comme il y a une dé-culturisation d’une partie de la population. Comment voulez-vous qu’ils se battent pour quelque chose qu’ils n’ont pas goûté eux-mêmes, qui ne fait pas sens pour eux – personnellement, politiquement ? L’Aquarium, en plus, est une maison très fragile parce que c’est à Paris et qu’il y a des enjeux symboliques.

Pourquoi ont-ils voulu vous virer en 2014 ? Quelles raisons vous ont-ils données ?
Leur seul argument était justement que je n’avais pas trouvé « le bon modèle économique ». Tout ce que je mettais en place à l’Aquarium était évidemment fort respectable, pour eux, mais je n’avais pas trouvé les moyens de financer mes propres créations ! En effet, la subvention du seul Ministère (la Ville de Paris, propriétaire de la Cartoucherie, ne participe en rien au fonctionnement de ses théâtres) suffisait à peine à assurer le théâtre « en ordre de marche ». Pour toute l’action culturelle, les projets avec les amateurs, les scolaires, les auteurs en résidence, les artistes associé.e.s, nous avions trouvé des soutiens (notamment de la Région Ile-de-France). Le problème, c’était que la ridicule marge artistique de 60 000€ permettait tout juste de payer un peu de technique et de communication aux compagnies que j’accueillais (hélas) à la recette. En tant que metteur en scène, je n’avais donc plus rien pour amorcer une production personnelle. Pour chacun de mes projets, je devais aller supplier le Ministère d’une aide exceptionnelle – ce qui leur rappelait chaque fois l’incohérence et l’insuffisance de leur soutien à ce lieu. Et comme ils refusaient d’en augmenter la subvention… Selon certains responsables du Ministère, j’aurais dû préserver mes propres moyens de production, c’est-à-dire que j’aurais dû louer le lieu aux compagnies accueillies et ne pas leur octroyer le peu d’argent qui restait, une fois les frais fixes payés ! Ce qui est contraire à tous mes principes de directeur de théâtre public ! Mais bon, cette question du « modèle économique », c’était juste un prétexte (pervers) pour m’éjecter de l’Aquarium. La raison première, c’était que le metteur en scène Sylvain Creuzevault cherchait un lieu à Paris pour y implanter sa compagnie, et que le Directeur Général de la Création Artistique de l’époque, Michel Orier, qui le soutenait, lui avait tout simplement promis l’Aquarium. Ils ont été très surpris que je ne me laisse pas faire.

Quand vous avez été nommé à l’Aquarium, c’était Christine Albanel qui siégeait au Ministère de la Culture. Vous la connaissiez ?
Non, je n’avais aucun rapport avec elle, je ne l’ai même jamais rencontrée. J’ai eu alors juste un rendez-vous de dix minutes, plus que formel et sans aucun intérêt avec le directeur du spectacle vivant, Georges-François Hirsch.

Vous deviez rendre des comptes à qui ?
Aux services de la DGCA [Direction Générale de la Création Artistique]. Si vous dirigez un CDN, vous pouvez éventuellement avoir accès au / à la ministre. Pour Saint-Étienne, nous avions eu un rendez-vous avec Catherine Tasca. Mais l’Aquarium est une simple compagnie conventionnée.

L’objectif d’un théâtre public, c’est d’être rentable en fin d’année ?
Toute institution publique doit équilibrer ses comptes. C’est normal, nous gérons de l’argent public. Et s’il y a un déficit, il doit être justifié et la direction doit imaginer des solutions concrètes et chiffrées pour l’éponger sur un, deux ou trois ans. C’est une question de responsabilité politique, éthique. Jusqu’à la fin des années 80, il était de bon ton que les directeurs de CDN quittent leurs fonctions en laissant derrière eux un déficit plus ou moins conséquent, que l’État renflouait automatiquement. Ce n’est plus possible aujourd’hui, en notre époque de « rigueur », même s’il y a encore parfois de la désinvolture ici ou là…

Le Théâtre de l’Aquarium est aussi une SCOP ?
Non, c’est une simple association « loi 1901 ». J’insiste : nous sommes des artistes directeurs et directrices de compagnie, d’institution, mais nous sommes en même temps des chefs d’entreprise. Nous ne pouvons pas faire tout et n’importe quoi au nom de l’art, voire de la démocratisation culturelle. La difficulté (parfois schizophrénique) est d’être à la fois des « boutiquiers » (comme disait Vilar) et des artistes, qui prônons la poésie, l’imaginaire, le sens. Si je n’avais programmé à Saint-Étienne comme à l’Aquarium que ce que j’aimais, j’aurais coulé la boîte très vite ! En tant que directeurs/trices d’institution, nous n’avons pas à affirmer nos seuls goûts personnels, mais à imaginer une cohérence et une diversité de programmation qui fasse sens pour les spectateurs, qui incite un public toujours renouvelé à découvrir des œuvres très différentes et qui nous semblent importantes pour notre « en-commun ». Pour caricaturer, si nous avons pour idée de faire découvrir le théâtre à des gens qui n’y vont pas, ce ne serait pas malin de ne programmer que du Claude Régy à l’année longue ! Il y a dans chaque lieu une histoire du public, qu’il faut prendre en compte. Charge à nous de la faire avancer… Ainsi, j’ai pu à Saint-Étienne comme à l’Aquarium chercher des spectacles plus fédérateurs par leur texte (par exemple, des classiques) ou leur forme, leur esthétique. On le sait, hélas, le texte (qui plus est, contemporain) fait peur a priori. Il faut savoir jongler, ruser avec ces peurs, les déjouer, en faire peu à peu reculer les limites.

Les gens se croient trop bêtes pour comprendre un spectacle ?
Les gens se sous-estiment énormément, ils ont peur de ne pas être « à la hauteur » de la proposition. Comme si on allait les noter à la sortie du théâtre ! Et les stigmatiser, s’ils n’ont pas « bien compris ». Est-ce parce que le théâtre se rencontre d’abord à l’école comme objet d’étude ? Où il n’est pas toujours bien transmis… À Saint-Étienne, nous organisions des matinées scolaires pour des élèves qui venaient parfois de très loin. J’aimais leur demander leur avis, à la sortie des spectacles : « C’était super, mais je n’ai rien compris ». Je leur demandais alors qu’ils me décrivent ce qu’ils avaient vu, juste décrire : alors, ils vous racontent tout le spectacle, et en détails ! Les jeunes ont un œil incroyable, ils voient tout ! Ce seul exercice archi-simple de description leur révélait qu’ils avaient saisi évidemment l’essentiel du spectacle, qu’il suffit juste d’y mettre des mots, ce qui n’est jamais facile. Quand je sors d’une représentation, d’un spectacle (ce qui m’arrive à peu près tous les soirs), je suis d’abord un peu neu-neu, il me faut du temps pour mettre des mots sur des impressions, pour « comprendre » ce que j’ai reçu. Il faut faire confiance à ses sentiments, ses sensations. Qui sont très souvent justes (si on a regardé de bonne foi, bien sûr). Et puis, les gens ont une peur bleue de l’ennui ! C’est vrai qu’on peut facilement s’ennuyer au théâtre, mais est-ce si grave ? Souvent, des gens me disent : « Je suis allé une fois voir un spectacle, ça ne m’a pas plus, le théâtre ce n’est pas pour moi. » « Mais avez-vous déjà vu un film que vous n’avez pas aimé ? » « Bien sûr. » « Et vous n’allez plus jamais au cinéma ? Le cinéma, ce n’est pas pour vous ? » Eh bien, c’est pareil : Il n’y a pas un théâtre, il y a mille théâtres, comme il y a mille cinémas ! Peu à peu, de petits ratés en grandes joies, on comprend quels types de spectacles nous intéressent et nous touchent. On grandit ainsi en tant que spectateur, et on devient plus exigeant.


« Tout le monde était […] persuadé que pour échapper définitivement à la barbarie, pour empêcher la manipulation des masses et la dictature, il fallait s’appuyer sur l’éducation et la culture […]. »

Quelles sont vos plus belles réussites ?
C’est une grande question ! J’ai l’impression d’avoir œuvré le plus honnêtement possible dans les lieux que l’on m’a confiés, sans baisser casaque malgré les difficultés générales et les aléas particuliers – et c’est déjà une petite fierté. Il y a aussi des spectacles qui ont beaucoup compté pour moi, qui m’ont fait avancer en tant qu’artiste (pas forcément ceux qui ont le mieux marché, d’ailleurs…). Mais cela reste bien modeste ! Je suis persuadé que le théâtre ne changera pas le monde – déjà parce qu’il touche trop peu de gens. Parce que nous nous adressons surtout à des individus, à des singularités sensibles… Et puis, nous (les artistes, les « gens de culture ») sommes très seuls pour faire bouger les lignes dans la société. Encore plus aujourd’hui que naguère. En 1947, ce sont les syndicats qui ont proposé à Jean Dasté de venir avec sa troupe à Saint-Étienne, charge à eux de l’aider à faire venir le public ! Vous imaginez ça aujourd’hui ? Il y avait dans la France d’après-guerre de multiples courroies de transmission entre les artistes et la population : les syndicats, les associations culturelles ou politiques, les comités d’entreprise, les enseignants… Tout le monde était peu ou prou, à droite comme à gauche, persuadé que pour échapper définitivement à la barbarie, pour empêcher la manipulation des masses et la dictature, il fallait s’appuyer sur l’éducation et la culture pour permettre l’émancipation des consciences. Ces valeurs humanistes ne sont plus guère partagées aujourd’hui. Demeurent quelques enseignants convaincus.

À qui la faute ? À Jack Lang et à toute la politique clientéliste des subventions qu’il a mise en place à partir des années 80 ?
Je ne dirais pas cela. Quand Lang a ouvert les robinets des subventions (grâce à l’augmentation conséquente de son budget), ce fut une incroyable explosion de créations, partout. Un appel d’air vital ! Des maisons qui étaient très fragiles ont pu retrouver un peu de sérénité, des artistes très à la marge ont pu être soutenus, accompagnés. Après, cela n’a peut-être pas été très bien pensé dans la durée, la question de la construction des publics a été négligée au profit de la seule exaltation du « génie » entretenu par son « prince » et sa cour. La démocratisation culturelle, l’éducation populaire, dans les années 80 (et pour la génération post-68, paradoxalement), c’était juste ringard. Les « pères » de la décentralisation théâtrale avaient fait ce travail, l’art se devait désormais de faire la révolution dans les formes esthétiques, dans le vocabulaire théâtral – quitte à se couper du public « populaire », quitte à vider les salles et à s’en enorgueillir ! La génération post-68 qui a pris les rênes de la création théâtrale dans les années 80-90, avec le talent voire le génie de certains – s’est complètement déconnectée du public qui n’était pas « cultivé », et des rouages jusque-là essentiels à la démocratisation culturelle – notamment le monde enseignant. Tout ce travail a dû être repris à la fin des années 90, quand la « crise du public » est devenue criante. Non sans réticences… Je me souviens, lorsque Catherine Trautmann, Ministre de la Culture, avait lancé son projet de « charte culturelle » afin que les lieux de création s’engagent sur des projets de démocratisation culturelle, elle s’est faite incendier par la « profession » ! Les artistes revendiquaient leur liberté de créateurs, ils n’étaient pas des « animateurs de MJC » ! Aujourd’hui, de bonne ou de mauvaise foi, le discours a changé, car il est vital de rattraper le temps perdu (si cela est possible), de renouer avec la diversité des publics, notamment à Paris, qui a vingt ans de retard sur la province, en la matière.

En recevant de l’argent public, vous n’avez jamais été censuré ?
Non, cela ne s’exprime pas comme cela, c’est rarement aussi frontal. Mais on sait que défendre un.e auteur.e inconnu.e sera forcément plus difficile, voire irréalisable : est-ce déjà de la censure ? On sait aussi qu’il y a des « sujets » qui font a priori peur aux programmateurs, aux producteurs : montez un spectacle sur le conflit israélo-palestinien, vous êtes sûr de ne pas le tourner ! Quand je me suis attelé à la question de la laïcité (avec Les Hérétiques de Mariette Navarro), les « acheteurs » ne se pressaient pas au portillon. Cette peur de la réaction du public (et des élus) est une forme de censure indirecte, plus sournoise.

J’ai l’impression que la censure s’exprime différemment aujourd’hui. Pour être financés ou programmés, les projets doivent répondre à un certain nombre de critères et renter dans des cases. La censure d’aujourd’hui, c’est le cahier des charges ?
Le « cahier des charges » n’est a priori pas esthétique, il n’impose rien sur les contenus – même s’il oriente forcément des choix. Une programmation « se doit » d’être diversifiée et « attractive », car il faut bien remplir les salles… Alors indirectement, encore une fois, il y aura peut-être des effets de censure plus ou moins inconsciente. Ceci dit, le théâtre (qui est à l’image de la société – alors qu’il devrait plutôt en être le « poil à gratter ») connaît aussi un regain de pudibonderie stupide – par exemple vis-à-vis de spectacles où la sexualité est ouvertement présente (avec de la nudité, par exemple). Ou le religieux. Et chaque fois, on anticipe sur la réaction des gens, des politiques, on ouvre le parapluie pour s’éviter d’office d’éventuelles réactions négatives (pas si sûres, d’ailleurs), au lieu de créer l’espace du dialogue.

Il y a tout de même une notion de quotas : on finance ou on programme un certain nombre de spectacles jeune public, un certain nombre de textes classiques, etc.
Oui, c’est le côté « boutique » d’une programmation. On se doit d’y « équilibrer » les spectacles entre les différentes disciplines, le classique et le contemporain, le « tout public » et le « jeune public », etc. Forcément, cela réduit la place pour chacun, mais n’est-ce pas le rôle des lieux de proposer un peu de l’incroyable diversité de la création actuelle ? Reste à choisir dans chaque « catégorie » les spectacles le plus pertinents, les artistes les plus importants à faire découvrir. Reste à construire une cohérence parmi ce « menu », à affirmer des choix (en mettant parfois l’accent sur telle discipline plutôt qu’une autre). Tant que cela reste mû par la curiosité des œuvres, des artistes, par le souci de faire découvrir au public des objets singuliers, le côté « boutiquier » peut rester dynamique, vivant, inventif. Ce ne sont pas juste des cases à remplir.

Est-ce que vous avez peur pour l’avenir ?
Je ne suis pas très rassuré, on va dire ! La logique commerciale et marchande prend de plus en plus le pas sur nos métiers. Et nous l’acceptons très facilement. Quand Christine Albanel a reçu sa lettre de mission de Sarkozy, cela a fait hurler le milieu artistique : incitation à répondre d’abord à la prétendue « demande » des spectateurs, menace d’aligner les subventions sur les chiffres de fréquentation: on entrait dans une logique non pas de l’offre, mais de la demande, une logique purement commerciale. Et démagogique. Eh bien, dix ans plus tard, nous y sommes grosso modo et chacun, plus ou moins consciemment, a ingéré ces injonctions… Aujourd’hui, vous êtes submergés de dossiers à remplir qui ne sont surtout que des alignements de chiffres, avec des taux de remplissage effectif ou prévisionnel, avec évaluation à la clef. Pour décrire les projets artistiques eux-mêmes, il n’y a que de petites cases, toujours trop restreintes, toujours à la marge. Quand j’ai rédigé ma convention de nouvelle compagnie 2019-2021, j’ai dû annoncer le nombre de spectateurs que j’allais toucher en 2021 ! Alors que je ne sais même pas trop ce que je vais monter dans deux ans ! On me dit que ce ne sont que des « indicateurs », pour évaluer des tendances, que c’est sans valeur réelle. Sauf que les chiffres que j’ai dû indiquer, si jamais ils ne sont pas atteints, d’indicateurs deviendront des objectifs ratés, et donc de bonnes raisons pour diminuer ma subvention, voire arrêter mon conventionnement.

C’est une logique d’entreprise, c’est la « start-up nation » … !
C’est une logique d’entreprise, qui a gagné aussi notre secteur qui aurait pourtant pu et dû y résister. C’est sans doute aussi une manière de reprise en main du politique sur la culture. Je l’ai bien vu à l’Aquarium : on n’est plus dans une relation de dialogue, en partenariat, mais systématiquement dans un rapport de forces, dans la mesure où, in fine, c’est l’administration qui veut avoir le dernier mot, même s’il est injuste, erroné. Je n’ai a priori pas de problème avec les « politiques » dès lors que nous défendons des valeurs communes. On peut s’engueuler, mais au fond, on devrait se battre ensemble pour construire à notre modeste endroit de l’art et de la culture un espace de démocratie en acte.

Pensez-vous que la France soit une démocratie ?
Bien sûr, même si on est encore loin du compte. La démocratie est un idéal, une ligne d’horizon, nous devons nous battre tous les jours pour y arriver ou s’en approcher. Mais il suffit d’aller dans d’autres pays pour voir que oui, la France est (encore) une démocratie. Nous avons des élections libres. Nous pouvons exprimer nos opinions, critiquer nos représentants, nous pouvons manifester dans la rue (même si la riposte est de plus en plus violente…), il y a une presse à peu près indépendante. Après, il reste un énorme travail à faire pour que cette démocratie soit plus juste, plus réelle, pour que la dignité de tout un chacun soit respectée en toute égalité et fraternité. Raison de plus pour résister à la tentation autoritaire qui travaille tout pouvoir, fût-il démocratiquement élu, pour ne pas trop céder à la logique libérale et managériale qui pollue nos métiers, comme tous nos services publics.

En 2017, pendant l’entre-deux tours, Ariane Mnouchkine avait invité à voter Macron. Est-ce que vous aussi, vous aviez donné une consigne de vote ?
Non, je ne me considère pas comme prescripteur, à l’instar d’Ariane Mnouchkine. Je n’ai pas cette prétention-là. Ariane est une figure publique – avec tous ses côtés contradictoires et le double discours qui la définit. Moi, je ne représente rien, que moi-même en tant que simple citoyen. Est-ce d’ailleurs aux artistes à donner des consignes de vote ? À débattre !

Il y a donc eu un appel à candidatures pour votre succession à l’Aquarium, qui a été remporté par le collectif La Vie Brève. Pensez-vous que cela sera aussi le cas pour les autres théâtres de la Cartoucherie ?
D’une manière ou d’une autre, nos « tutelles » ne veulent plus de l’exception culturelle qu’a été la Cartoucherie : un espace investi par les artistes sans demander l’avis à personne, des lieux qui ont été presque construits « à la main » et qui n’ont été officialisés que longtemps après. Avec des fonctionnements relativement autonomes, disparates – même si, heureusement, ils fonctionnent aussi avec de l’argent public. L’Aquarium, depuis 2001, n’est plus dirigé par ses fondateurs : symboliquement, il est donc plus fragile. En 2001 puis 2009, un dialogue a encore été possible entre le Ministère et l’association qui garantit la continuité et l’autonomie du lieu – ce qui a mené à la nomination en concertation de Julie Brochen et moi-même. Mais depuis l’épisode de 2014 (quand le Ministère a voulu me virer sans aucun motif), on voit bien qu’il y a une volonté claire des partenaires publics (État et Ville de Paris) de décider tout seuls des destinées de ce lieu et – une fois qu’Ariane sera « partie » – de toute la Cartoucherie. Passer par un « appel à candidatures », sous prétexte de transparence, permet d’évincer l’association de l’Aquarium (avec sa légitimité historique) à décider de l’avenir du lieu. En plus, officieusement, ils ne voulaient plus d’artistes à ma suite, ce qui est une rupture totale avec l’origine du lieu et ses missions. Ils voulaient installer à la place une « fabrique », soi-disant pour défendre « l’émergence ». Mais ce n’est pas défendre l’émergence que de laisser à une jeune compagnie quinze jours de répétitions sur un plateau, sans un centime de soutien, avec une ou deux présentations à la clef où ne viendront que les copains des copains. Accompagner, cela se fait avec des moyens et dans la durée ! Avec un travail de fond pour que des « professionnels » puissent venir découvrir le travail – surtout à la Cartoucherie qui reste décentrée donc difficile à rejoindre (même si ce n’est que psychologique). Certes, il y a à Paris un manque criant d’espaces de travail : je m’y confronte de nouveau, après avoir connu l’immense luxe de pouvoir répéter du premier au dernier jour dans la salle où se créera le spectacle ! La Ville de Paris n’a aucune réponse sur ce sujet, alors que ce n’est pas très compliqué ni coûteux de créer des salles de répétitions. Bref, nos partenaires publics ont tenté le coup en profitant de mon départ, et ils l’imposeront à coup sûr quand Ariane ne sera plus là pour défendre la singularité de ces théâtres, qui doivent rester des espaces de travail, de création et de représentations. Ils feront de la Cartoucherie une sorte de Cent-Quatre bis. Ils me l’ont dit, d’ailleurs, au Ministère : il y aura un directeur ou une directrice qui gérera l’ensemble du site et les locaux seront mis à disposition des théâtreux, des danseurs, etc. Il y aura des répétitions et au mieux, de temps en temps, des week-ends de présentation, des « festivals ».

Pourquoi l’Aquarium a-t-il été le premier sur la liste ?
Parce que je ne suis pas un fondateur, je suis juste un héritier. Clément Poirée non plus, n’est pas un fondateur, mais il est en quelque sorte le fils spirituel de Philippe Adrien. Il y a eu une sorte de succession en interne, que l’équipe de la Tempête a su très habilement faire passer au Ministère. Mais encore une fois, ni la Ville ni le Ministère ne veulent plus de cela, ils veulent décider eux-mêmes tout seuls, sans considération pour l’histoire et la nature de ce site, sans concertation avec celles et ceux qui en animent les théâtres. Dans les « bureaux », on considère qu’il y a trop de théâtres à Paris et que la Cartoucherie n’a pas les moyens de ses ambitions. Il est vrai que ces maisons ont financièrement la tête sous l’eau et sont, sauf exception, sous-subventionnées. Je trouve d’ailleurs irresponsable de maintenir ces lieux dans une telle fragilité, alors que, contrairement à ce que les administrations pensent, il y a un tel besoin de ces théâtres ! Quand des compagnies (voire des CDN de province) n’ont pas la chance d’accéder à de grandes institutions (comme le Théâtre de la Ville, l’Odéon, la MC93, les CDN de banlieue…), vers qui se tournent-elles si elles ont besoin d’un grand plateau, d’une vraie série de représentations dans un théâtre qui croit encore à l’écriture théâtrale ? Vers la Cartoucherie. Certes, le public n’y va plus si spontanément que dans les années 70-80. Mais c’est parce que le public qui a fait la Cartoucherie, en suivant les aventures incroyables du Soleil, de la Tempête, de l’Aquarium, a vieilli et qu’il faut absolument le renouveler. Et cela réclame des moyens humains, financiers pour mieux faire connaître ce site au « grand public », pour mieux et plus communiquer (alors que l’affichage coûte si cher, à Paris, ne serait-ce que sur les couloirs de métro), pour pouvoir toucher plus de publics nouveaux et diversifiés. La Cartoucherie est à dix pour cent de ce qu’elle pourrait faire pour fédérer d’autres publics ! J’ai réussi laborieusement à convaincre pendant quelques années mes voisins de faire un petit programme commun pour présenter nos saisons respectives ; à afficher dans chaque théâtre les affiches de ses voisins. J’ai fait du théâtre en appartement à Vincennes, Saint-Mandé, Fontenay pour faire découvrir le site à des personnes qui l’ignoraient complètement ! On a participé aux journées du patrimoine, etc. Mais cela est bien limité, bien insuffisant : il y a encore un travail énorme pour que le chemin vers la Cartoucherie soit partagé par plus de monde, et notamment par plus de jeunes. Réduire ce site à un ensemble de salles de répétitions ne ferait que couper un peu plus le lien avec la population. Et priverait les artistes de lieux de présentation indispensables.

Ce qui me gêne avec la logique des subventions, c’est qu’elle rend les artistes dépendants du bon vouloir de l’administration. Le jour où ils coupent les vivres, vous ne pouvez plus faire votre travail. N’a-t-on pas, aujourd’hui, les moyens d’inventer un nouveau modèle ?
Je vous pose la question ! Moi, je n’ai pas trouvé. J’ai grandi sur ce modèle-là, que je trouve formidable, qui fait saliver pas mal d’artistes ailleurs dans le monde, où le soutien public à la création est bien moindre voire nul. Même si ce soutien reste insuffisant et bien fragilisé, ces derniers temps, il reste extraordinaire et essentiel à la vitalité incroyable de la création en France ! Je pense qu’il faut absolument défendre ce modèle-là, quitte à le repenser, le remodeler, le compléter par d’autres modes de financement. Le mécénat, franchement, je n’y crois pas. Ce n’est pas dans notre culture. Et puis, nous savons très bien que le mécénat n’est que de la publicité déguisée, de la communication d’entreprise. Une grosse société a plutôt intérêt à aller vers le sport ou l’humanitaire car c’est bon pour sa plus-value médiatique. Si elle veut soutenir des artistes, elle ira vers l’opéra ou la musique classique, plus prestigieux, éventuellement le boulevard, qui a ses têtes d’affiche, plus glamour. Ou elle misera sur des œuvres plastiques, qui ne sont pas éphémères comme le spectacle vivant, qui peuvent prendre de la valeur selon l’évolution du marché. En plus, le théâtre a la réputation (évidemment caricaturale) d’être un repère de gauchistes qui tapent sur le pouvoir et le capitalisme : pourquoi donc s’en mêler et le financer ?

En tant que directeur de compagnie, vous continuez de demander des subventions ? J’ai vu que vous aviez lancé une campagne de crowdfunding pour votre projet « TRIP » [Troupe Itinérante Pluridisciplinaire] ?
Oui, j’ai demandé et obtenu une subvention pour ma nouvelle compagnie. Par ailleurs, j’ai voulu poursuivre un projet initié à l’Aquarium, qui s’appelait « Tous en scène(s) ». C’était une formidable aventure humaine, qui permettait à plus de 70 amateurs venus de tous horizons (dont des comédiens handicapés) de suivre une saison de l’Aquarium, de s’en accaparer les textes, les thématiques à travers des ateliers, et de jouer ensemble une grande forme qui est comme une rêverie inspirée de tous ces spectacles vus en commun, de toutes les expérimentations faites durant la saison. Comme je n’ai aucune aide spécifique pour ce projet, lancé durant l’été à l’arrache, on demande au public de nous accompagner là-dessus. Mais les sommes réunies grâce au crowdfunding restent limitées. Et les gens ne peuvent pas non plus répondre à toutes les sollicitations.

Pourquoi la question de la transmission a-t-elle tant d’importance à vos yeux ?
Cela vient sans doute de mon histoire personnelle. Je le sais intimement : accéder à la culture, aux œuvres d’art n’a absolument aucune évidence. Cela réclame d’être accompagné, il faut des ambassadeurs qui vous tirent par la manche, qui vous en donnent le goût. Si nous ne sommes pas volontaires en la matière, ce seront toujours les mêmes qui iront au théâtre, au concert, au musée, parce que l’accès leur aura été facilité par le milieu familial. Le théâtre ne va pas changer le monde, mais c’est encore un des endroits publics où l’on peut se croiser, où nous pouvons ensemble interroger notre société, nos relations humaines, nos imaginaires collectifs.

Vous qui avez travaillé sur le Discours de la Servitude Volontaire, croyez-vous que le théâtre soit un art de la désobéissance ?
C’est un endroit où l’on doit interroger la règle, la norme, le pouvoir. Rien n’est naturel, évident, tout est culturel et social chez les drôles d’animaux que nous sommes ! Tout peut donc être requestionné, amendé, amélioré, transformé – en acceptant que ces remises en question se fassent dans un contexte démocratique et républicain. Comprendre comment les choses fonctionnent, c’est déjà se redonner de la liberté, liberté de les transformer.

Quel message souhaiteriez-vous faire passer aujourd’hui ?
« Message » est un bien grand mot, un peu pontifiant… Je trouve qu’avoir confiance en soi est bien difficile dans nos sociétés, confiance en nos désirs profonds – sachant que les désirs se fabriquent avec l’autre, en écho aux désirs des autres. Savoir écouter ce qui m’anime profondément, et pouvoir m’en donner les moyens pour que cela devienne réalité… C’est bien banal, ce que je dis là ! Nous, les artistes, avons la chance de faire ce que nous avons envie de faire, même si ce n’est pas tous les jours facile. Il y a tellement de gens autour de nous qui se morfondent au travail, qui ne s’y épanouissent pas, qui perdent leur vie à essayer de la « gagner » – le chômage n’étant pas plus épanouissant, bien sûr ! Comment être toujours en mouvement dans sa vie, dans sa manière de vivre avec les autres ? Comment être toujours attentif à rester libre, libéré aussi de ses propres préjugés ? Pour qu’il y ait toujours du possible, d’autres manières de réfléchir, d’imaginer nos sociétés ?

Merci François Rancillac !

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