L'HEUREUX STRATAGÈME

UN JEU DE L'AMOUR ET DE LA RUSE

Sylvie Testud dans le spectacle L'Heureux stratagème de Ladislas Chollat

Dorante est éperdument amoureux de la Comtesse, qui s’est éprise du Chevalier Damis, qui lui-même a délaissé la Marquise. Blessés, les amants répudiés vont concevoir un Heureux Stratagème pour rendre jaloux les infidèles, et ainsi les récupérer. Parallèlement, Arlequin, le valet de Dorante, se désespère de voir Lisette, la servante de la Comtesse, qu’il devait épouser, s’éprendre de Frontin, le serviteur du Chevalier.

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Le texte – comédie en trois actes et en prose – est créé pour la première fois en 1733 par les Comédiens-Italiens, dont Marivaux est à cette période l’auteur attitré. Deux « théâtres » s’opposent alors : la Comédie-Française, qui fait des comédies de mœurs sa marque de fabrique ; et la Comédie-Italienne, au répertoire plus diversifié et au jeu plus corporel. Chassés en 1697 par le roi après que Madame de Maintenon se soit reconnue dans La Fausse Prude, les Italiens sont rappelés par le Régent en 1716 (après la mort de Louis XIV). Marivaux trouve alors dans le Nouveau Théâtre Italien une liberté plus grande que dans le Théâtre-Français. Il y déploie pleinement son style, un mélange de farce italienne aux personnages stéréotypés (Arlequin, par exemple) et de conversation galante, plus proche d’un théâtre littéraire et psychologique. L’intrigue s’inspire grandement de celle du Chien du jardinier de Lope de Vega, qui met en scène une femme incapable d’avouer son amour à un homme ou de le laisser aimer une autre.

Ladislas Chollat, vedette des productions privées depuis près de dix ans, en signe la mise en scène. Après avoir débuté sa carrière comme comédien à Marseille dans les années 90, il est devenu l’assistant de Gildas Bourdet au Théâtre de l’Ouest parisien et a dirigé de nombreuses « têtes d’affiche » du théâtre français (Fabrice Luchini, François Berléand, Muriel Robin entre autres), essentiellement sur des textes d’auteurs vivants (Florian Zeller, Sébastien Thiéry). La production est portée par le groupe Pascal Legros (Théâtre des Nouveautés, Théâtre Fontaine, Théâtre Édouard VII) ; et la distribution, composée par Sylvie Testud (la Comtesse), Suzanne Clément (la Marquise), Éric Elmosnino (Dorante), Jérôme Robart (le Chevalier), Simon Thomas (Arlequin), Roxane Duran (Lisette), Florent Hill (Frontin) et Jean-Yves Roan (Blaise).

Parmi les choix de mise en scène, est à souligner l’explicite transposition de l’intrigue dans les années 20, lesdites « années folles », soi-disant pour en souligner « la singularité et la modernité ». Il y a, dans les pièces de Marivaux, une indéniable contestation sociale qui s’opère très souvent sur fond de comédie légère : « castigat ridendo mores » (c’est par le rire que se châtient les mœurs). Marivaux, au-delà de son statut de dramaturge, est également journaliste et romancier : il se plaît à étudier et critiquer la société cloisonnée et hiérarchisée de son siècle, celui des Lumières. Dans L’Heureux Stratagème, les personnages féminins sont dotés d’une grande liberté – de parole et d’action – qui perd peut-être un peu de sa puissance dans cette transposition. Bien que la femme n’ait obtenu sa majorité civile qu’en 1970 (avant, elle dépendait de son père ou de son mari), la France des années 20 est déjà plus libérée que celle du XVIIIème siècle : c’est la France du charleston, de Joséphine Baker ou encore de Coco Chanel. Il en est de même pour le statut des domestiques, qui n’est plus tout à fait le même que dans la société pré-révolutionnaire.

Au-delà de la portée esthétique, la transposition n’a donc pas d’intérêt socio-politique. Or, ce qui est intéressant, ce n’est pas l’histoire en elle-même (dont le canevas date au moins du Siècle d’Or espagnol, comme évoqué précédemment), mais la manière dont Marivaux raconte cette histoire. Il décortique parfaitement les rouages de la passion amoureuse et les présente à travers deux strates différentes de la hiérarchie sociale. Il n’est pas tant question d’amour que de possession. La Comtesse ne s’intéresse pas à Dorante tant que celui-ci n’a d’yeux que pour elle. Elle ne s’intéresse d’ailleurs pas plus au Chevalier, qu’elle veut seulement soutirer à la Marquise. C’est dans ce rapport à la possession d’autrui que le texte est d’une grande modernité : il pourrait presque entrer en résonance avec notre société « de consommation » qui transforme les humains en « ressources » exploitables et jetables, où la possession amoureuse se fait désormais par les applications de rencontre où il suffit de « matcher » ou de « zapper ».

Ce que nous dit Marivaux, c’est peut-être que l’amour sans possession n’existe pas ? Les couples ne seront certainement pas très heureux, en fin de compte. Dorante n’aura réussi à séduire la Comtesse que parce qu’il l’a rendue jalouse. Quant à la Marquise, elle ne finira pas avec le Chevalier qui, fidèle à lui-même, préfère courir d’autres jupons – ce qu’elle savait sans doute dès le départ puisque jamais il n’a manifesté une quelconque trace de jalousie à l’égard de Dorante. Les seuls qui s’en sortent plutôt bien sont les valets, que leur naïveté a préservés, d’une certaine façon. Comme souvent chez Marivaux, la fin est plus amère que joyeuse.

La présence des différentes strates sociales confère au théâtre de Marivaux différents degrés de comique : le comique plus prosaïque des valets, celui plus intellectuel des maîtres. Ceux-ci sont, pour le coup, parfaitement bien rendus par le travail de Ladislas Chollat et de sa troupe, qui oscille tantôt entre la trivialité des corps et la joute verbale.

Si la transposition n’apporte rien, elle n’en donne pas moins au spectacle une atmosphère très saisissante et particulière. L’espace représente une sorte de terrasse extérieure, celle d’un café ou d’un bar, du moins d’un lieu de vie nocturne. Il fait parfaitement bien exister l’époque des années folles et son engouement pour la fête et les soirées. Le décor et les accessoires, tout comme le son et la lumière, convergent vers une ambiance générale envoûtante. Suzanne Clément et Sylvie Testud sont toutes deux incroyables de justesse et nous donnent à entendre le texte avec une grande clarté. Eric Elmosnino est surprenant : plutôt apathique de prime abord, son potentiel d’acteur se révèle au fur et à mesure que son personnage gagne en profondeur. Jérôme Robart s’en sort très bien avec sa partition, qui est sans doute la moins évidente de toutes, puisqu’il campe un Chevalier stéréotypé dans son accent et sa gestuelle. Mentions spéciales à Jean-Yves Roan, dont le rôle n’est pas évident non plus et pour lequel sa simplicité d’interprétation est un atout ; ainsi qu’aux plus jeunes, Simon Thomas, Roxane Duran et Florent Hill (splendide dans son récit à la Marquise et à Dorante).

En somme, un spectacle qui vous fera passer un moment fort agréable, et accessible à tous, à l’image de ce qu’avait construit Marivaux. Chapeau à l’équipe, que vous pouvez applaudir au Théâtre Édouard VII jusqu’au 5 janvier 2020.

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