KEAN

DE L'ART DE VIVRE LIBRE

Kean mis en scène par Alain Sachs

Edmund Kean est un comédien londonien du début du XIXème siècle, célèbre pour ses interprétations de personnages de Shakespeare. Il se produit tous les soirs au Théâtre Royal de Drury Lane, devant un public de nobles et de bourgeois qu’il amuse plus qu’il ne dérange. Elena, l’épouse de l’ambassadeur du Danemark, tombe sous son charme. Jaloux, le prince de Galles veut tirer parti de l’arrivée au théâtre d’Anna Damby – jeune ingénue qui rêve de devenir comédienne – pour précipiter le dénouement de l’idylle.

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Kean ou Désordre et Génie est une pièce écrite par Alexandre Dumas en 1836, à la demande de Frédérick Lemaître. Elle s’inspire de la vie du comédien britannique Edmund Kean, mort dans l’indifférence trois ans plus tôt et considéré en son temps comme un expert des rôles shakespeariens de traîtres (Iago, Richard III). La pièce est retravaillée par Jean-Paul Sartre en 1953 pour le comédien Pierre Brasseur. Sartre porte un projet politique et philosophique plus que théâtral. Il propose une œuvre « austère, moral[e], mythique et rituel[le] d’aspect », qui questionne « l’identité problématique de l’artiste dans ses relations avec le pouvoir » (M. CORVIN, Dictionnaire encyclopédique du théâtre à travers le monde). Rencontre, donc, entre un génie du roman de cape et d’épée, victime de discriminations raciales qui ont forgé sa conscience sociale ; et un philosophe contemporain qui, sous couvert de récits mythologiques, tient un discours politique sur son époque.

Depuis plus d’un an, la troupe conduite par le metteur en scène Alain Sachs produit son Kean sur les planches parisiennes. D’abord au Théâtre 14, puis au Théâtre de l’Œuvre, le spectacle a été repris au Théâtre de l’Atelier à l’automne 2019, avant de démarrer une tournée en régions. Kean réunit huit comédiens : Alexis Desseaux, Pierre Benoist, Sophie Bouilloux, Jacques Fontanel, Frédéric Gorny, Eve Herszfeld, Justine Thibaudat et Stéphane Titeca. Le spectacle est nommé cinq fois aux Molières 2019 dont celui, étonnamment, du « Théâtre Public » – peut-être en raison de « l’accord avec le Théâtre 14 » (théâtre municipal) mentionné sur les affiches ? La société productrice (BA Production) n’en demeure pas moins privée puisqu’il s’agit de la « boîte de production » du metteur en scène.

La pièce n’est pas, comme beaucoup le prétendent, une « variation sur l’art du comédien », où l’on se demande si l’acteur existe encore en dehors de scène, s’il est dans l’être ou le paraître. La question n’est pas la quête de l’identité : c’est la quête de la vérité et de l’indépendance. Kean n’est pas en questionnement sur son être, il est en questionnement sur la société dans laquelle il vit sans y trouver sa place. Le « problème » de Kean, c’est qu’il est complètement inadapté au monde qui l’entoure. Son art le pousse à rechercher la « vérité » (sincérité et authenticité des émotions) mais il n’a atour de lui que des personnalités hypocrites et menteuses.

D’une certaine façon, Kean est le seul personnage à être, tandis que tous les autres paraissent. Il cultive, par ailleurs, un goût pour l’indépendance vis-à-vis de la caste politique qui déplaît au prince de Galles. Celui-ci cherche à le soumettre, en proposant notamment de lui payer ses dettes. À noter, d’ailleurs, dans le jeu et le costume du Prince de Galle (Frédéric Gorny), une subtile référence au Méphistophélès de Goethe.

Kean ne sait pas manipuler. La preuve en est qu’il envoie toujours la même lettre aux femmes qu’il convoite. Le prince de Galles est, en revanche, bien meilleur manipulateur : il passe son temps à mentir, il séduit des femmes qu’il n’aime pas et a une longueur d’avance sur les autres personnages. Même Elena, en un sens, est plus théâtrale que Kean : elle s’exclame, dans un moment de détresse, « Ciel, mon mari ! » (lieu commun de la comédie de boulevard). Kean représente un idéal de sincérité vers lequel tous les autres personnages veulent tendre, tout en étant trop lâches pour le faire.

Anna Damby sort du lot et incarne un espoir : elle montre, en dupant le Prince, qu’elle a compris les règles du jeu. Son indépendance dérange les bourgeois car elle leur réfléchit, en miroir, leur propre hypocrisie. Elle est aussi la seule à mettre Kean face à la réalité : il ne joue plus aussi bien qu’avant. Elle lui dit ce que les autres ne lui diront pas et c’est quand Kean comprend sa sincérité qu’il change d’avis sur elle.

La mise en plateau d’Alain Sachs renvoie à une forme de théâtre plutôt classique, constitué de toiles peintes et de costumes du XIXème siècle. Il est modulable et évolue au fil des scènes (5 décors, 45 costumes). L’ensemble fonctionne très bien, avec un rythme et un registre de jeu proches du boulevard, que tous les comédiens semblent maîtriser. La théâtralité des personnages, associée à l’aspect bling-bling du décor et des accessoires, renforce le jeu des apparences, fil rouge du spectacle. La prestation d’Alexis Desseaux (Kean) est, en ce sens, assez impressionnante, compte tenu de l’énergie qu’il faut déployer pour un personnage aussi imposant et pendant deux heures.

Toutefois, le parti pris du metteur en scène n’est à mon sens pas assez clair. Est-ce un biopic ? Une comédie de boulevard ? Pourquoi avoir choisi de travailler à partir de la réécriture de Sartre si le discours politique n’est pas au cœur de la démarche ?

Un spectacle à découvrir en familles ou entre amis, à suivre en tournée grâce leur page Facebook.

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