UN PICASSO

L'ART FACE À LA SOCIÉTÉ

Un picasso au studio hébertot avec Sylvia Roux

Un Picasso retrace la confrontation entre le peintre espagnol et une attachée culturelle nazie, à Paris, en 1941. Après l’avoir fait conduire dans un entrepôt sous-terrain, celle-ci lui demande d’identifier trois de ses auto-portraits, volés par les nazis à leurs propriétaires juifs, dans le but d’organiser une exposition d’« art dégénéré », dont l’autodafé final serait le point d’orgue. Picasso, troublé par cette révélation, se lance alors dans une vaine négociation.

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La pièce, fortement inspirée de faits historiques, nous présente Pablo Ruiz Picasso, un peintre, dessinateur, sculpteur et graveur espagnol installé à Paris, considéré comme un pionnier du cubisme et du surréalisme. Bien que le spectacle ne soit pas un biopic, de nombreux éléments biographiques en jalonnent la dramaturgie, dressant un portrait sommaire de l’artiste : la mort de sa sœur Maria de la Concepción (« Conchita »), son goût pour les taureaux (tauromachie), ou encore son amitié avec le poète Guillaume Apollinaire. Si sa citoyenneté espagnole lui permet d’échapper à la mobilisation pour la Première Guerre Mondiale, c’est sa notoriété qui lui assure une certaine protection pendant la Seconde. L’épisode de la rencontre avec l’ambassadrice nazie, fictif, prend sa source dans les échanges que Picasso aurait entretenus avec les allemands sous l’Occupation : dans une interview publiée en 1945 par Simone Téry, le peintre affirmait narguer les nazis en distribuant des miniatures de Guernica. Fiché comme « anarchiste » par le régime, il fait partie des artistes déviants condamnés par l’exposition d’« art dégénéré » de Munich (1937), au même titre que Wassily Kandinsky ou Henri Matisse.

Jeffrey Hatcher, qui publie cette pièce en 2005 (elle a depuis été jouée dans de nombreux pays), est un scénariste de cinéma et de télévision américain (The Mentalist, Columbo). Parce qu’il maîtrise les codes de l’entertainment à l’américaine, il livre un récit ponctué par des retournements de situations et des personnages à la psychologie ambivalente. La production, portée par Anne Bouvier à la mise en scène, est défendue par Jean-Pierre Bouvier (« spécialiste » des pièces classiques : Lorenzaccio en 1975, Le soulier de satin en 1980, Ruy Blas en 1984, Cyrano de Bergerac en 1999) et Sylvia Roux (enseignante au cours Périmony et directrice du Studio Hébertot, où elle soutient les écritures contemporaines et les jeunes talents, dans un « désir d’investir le lieu d’énergies nouvelles »).

La fiction se divise en trois grands tableaux : le premier nous montre un Picasso fier d’identifier ses œuvres, au ton presque provocateur ; le deuxième commence après la révélation de l’attachée culturelle nazie quant à l’issue de l’exposition (l’autodafé) et dépeint un homme ému, qui tente de prouver cette fois-ci la fausseté de son travail, tout en se trahissant lui-même à travers son discours ; le troisième, enfin, nous expose l’histoire et le parcours de la femme allemande, notamment sa fascination secrète pour le peintre. À l’instar d’une tragédie classique, l’action se déroule en un lieu unique (un entrepôt) dans un temps fictionnel qui égale celui de la représentation (l’entretien entre Picasso et Fischer dure une heure). Mais le découpage en trois actes, tout en servant une même action, oriente la problématique du spectacle sur des angles différents. La question soulevée à maintes reprises est celle de l’engagement : Picasso serait-il un artiste engagé ? Dans la fiction, celui-ci s’acharne à prétendre ne pas l’être. La réalité est pourtant toute autre. Le peintre a fait preuve d’un grand engagement au cours de sa vie et demeure célèbre aussi bien pour ses œuvres que pour ses prises de position politiques. Dès 1901, sa « période bleue » donne à voir des pauvres, des mendiants ou des aveugles et en 1937, sa peinture de Guernica symbolise et dénonce l’horreur de la guerre, sans oublier son adhésion au Parti Communiste Français en 1944. Alors, ne peut-on pas dire de Picasso qu’il était engagé ? Le spectacle, par ailleurs très fidèle à la réalité, aurait-il cette fois voulu s’en détacher ? Ou le personnage Picasso chercherait-il à cacher son engagement face à l’attachée culturelle nazie ? Cette question, essentiellement posée dans le deuxième tableau, nous interroge sur l’attitude de l’artiste face au pouvoir. Quel rôle a-t-il au sein de la société ? A-t-il pour « mission » de « s’engager » plus que quiconque ? Quelles seraient les limites de son engagement ? Doit-il se protéger lui-même ? Ou mettre, plus qu’un autre, sa vie en péril ? Peut-être Picasso ne se trouvait-il pas « assez » engagé pour pouvoir se définir comme tel ?

Ce qu’il y a d’intéressant, dans Un Picasso, c’est l’intérêt porté à l’homme derrière l’artiste, opérant ainsi une démystification : le spectateur ne voit plus une figure révolutionnaire mais un homme, avide de femmes et de plaisirs, aux tendances mégalomanes, tantôt ému, tantôt sûr de lui. À mon sens, ce que le personnage Picasso tente de dire, c’est que l’artiste n’est pas forcément plus engagé qu’un autre, que nous ne pouvons pas attendre (comme cela semble être le cas) qu’il le soit. L’artiste est un homme comme un autre, mais son art reflète sa vie et la période dans laquelle il évolue, ce qui lui confère une visibilité – et a fortiori un engagement – plus importants.

L’intérêt pour l’homme Picasso se manifeste aussi dans le choix de Hatcher de faire incarner la culture nazie par une femme. Cela lui permet d’inclure dans sa pièce des jeux de séduction (premier tableau) et donner à voir, de manière moins explicite, différentes facettes de la personnalité du peintre. C’est un spectacle qui ne nous présente pas un Picasso mais des Picassos ! Si leurs caractères semblent aux antipodes l’un de l’autre, l’ambivalence de la femme (admiratrice secrète de l’artiste), visible dans le troisième tableau, n’est pas sans rappeler l’intérêt des hauts-fonctionnaires nazis qui, après l’exposition de Munich, récupérèrent certaines œuvres pour alimenter leurs collections personnelles (cas de Hildebrand Gurlitt).

Cette dramaturgie complexe est portée par une mise en scène sobre, centrée sur les acteurs et le texte, afin de mieux en percevoir la densité et la force. Mention spéciale aux acteurs dont la finesse de l’interprétation permet, au fil des tableaux, de débarrasser les personnages de leurs masques et d’inverser les rapports de force. La scénographie – cet entrepôt en sous-sol – crée, par le confinement auquel elle renvoie, du suspense, de l’urgence et en même temps une intimité qui permet la construction d’une relation entre Fischer et Picasso.

C’est, en somme, un spectacle particulièrement intéressant pour obtenir une première approche (ludique et éducative) de Picasso, tout en se questionnant de façon plus générale sur la place de l’art en période de conflit. À voir, sur le même sujet, le documentaire passionnant de l’émission « L’Ombre d’un Doute » sur les artistes sous l’Occupation.

L’année 2019 sera certainement l’année Picasso : l’exposition Bleu et Rose au Musée d’Orsay vient de se terminer, mais une exposition sur Picasso et la guerre débutera le 5 avril au Musée de l’Armée. En attendant, le spectacle, lui, reste à découvrir au Studio Hébertot jusqu’au 3 mars 2019. Courez-y !

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